Comment faire perdurer l'histoire de Jason Bourne lorsqu'il ne reste plus aucun roman de Robert Ludlum à adapter?
Deux réponses semblent survenir immédiatement: soit on invente de nouvelles aventures de A jusqu'à Z en supposant que l'épanadiplose aboutie avec la Vengeance dans la peau permet de replonger le héros dans son amnésie première, ce qui serait rageant et un poil redondant, soit on décide de mettre un terme à ses aventures, laissant ainsi au spectateur une trilogie parfaite au sens d'excellente comme au sens d'achevée.


Greengrass et Damon ont opté pour une troisième option inattendue et particulièrement intelligente. Faisons perdre à Bourne ce qui fait son ADN en apparence pour mieux mettre en évidence son étiologie créative.
Pour comprendre le choix du duo, il faut comprendre avant tout ce qu'est Jason Bourne.
Né en 1980 sous la plume de Robert Ludlum, l'agent secret amnésique ne naît pas ex nihilo. C'est une frustration de lecteur qui pousse son créateur à écrire La Mémoire dans la peau. Ludlum lit On ne vit que deux fois de Ian Fleming, roman dont le héros espion, James Bond 007, se retrouve amnésique en fin d'aventure pour retrouver la mémoire au début du roman suivant, resté inachevé. Si Fleming décide de passer rapidement sur cette période de la vie de Bond, Ludlum le déplore et décide d'écrire exactement ce passage que Fleming n'a pas su exploiter mais en mettant en scène son héros, un agent amnésique, Jason Bourne.
La Mémoire dans la peau, première apparition littéraire, télévisuelle (1988) puis cinématographique (2002), résulte donc d'une volonté de réécrire une aventure mal exploitée du célèbre espion de Ian Fleming.
Les romans de Ludlum adaptés, Bourne ayant recouvré ses souvenirs, les créateurs de la saga font le pari fou de se mettre dans les pas d'un Ludlum contemporain en réécrivant une aventure de James Bond mal exploitée. Et cette aventure, ils la citent dans la liste qui apparaît à plusieurs reprises dans Jason Bourne: juste avant Ironhand, le nouveau programme d'espion pas encore actif du propre aveux des membres de la CIA, le spectateur découvre celui qui sévit au moment des événements du film. Ce programme a pour nom Spectrum. Comprenez: S.P.E.C.T.R.E.


Le choix est évident lorsque l'on compare les deux films et que l'on observe combien le nouveau volet de Jason Bourne imite ou s'inscrit dans un écart artistique vis à vis du dernier volet de James Bond. Jason Bourne, c'est Spectre mais version Jason Bourne. Ce dernier a simplement compris qu'il lui fallait s'approprier l'intrigue de l'autre sans bousculer son propre univers, chose que James Bond n'a guère compris, en témoignent le trop bournien Quantum of solace et le trop huntien Spectre.


C'est ainsi que les deux films s'ouvrent sur un écran noir. Mais là où les mots "deads are not dead" s'affichent en blanc dans Spectre, la voix-off de Bourne déclare "Je me souviens de tout". L'un est visuel, l'autre auditif mais le message est proche: les morts ne sont pas morts et les amnésiques sont pas amnésiques.
Le générique de Spectre accumule les shards of glass reflétant des extraits des derniers films de la saga EON, les premières images de Jason Bourne ne sont presque que des extraits de la trilogie bournienne. Les deux films se présentent ainsi comme des retcons des volets précédents, revenant de surcroît sur les origines des héros. Origines plus sombres qu'ils l'imaginent car un proche du père - réel ou adoptif - se cache derrière l'ensemble de leur carrière pour devenir l'auteur de tous leurs malheurs. Chacun a tué la figure paternelle et chacun cherche a obtenir le contrôle des informations mondiales 24h sur 24, menaçant ainsi la vie privée.
Mais là où Sam Mendès imagine un lien entre Bond et sa nemesis dans l'enfance, lien hors de propos faisant la part belle de Austin Powers, Paul Greengrass fait apparaître la figure paternelle pour en faire l'initiateur du projet Treadstone, ce qui change complètement la donne faisant de Bourne plus qu'un simple soldat du projet, un être potentiellement destiné à y participer. Le film va donc jouer sur cette piste et offrir un regard nouveau sur Bourne. Dewey, le méchant de cette nouvelle histoire, d'abord poussivement puis progressivement plus jouissivement campé par Tommy Lee Jones (Le Fugitif), devient celui qui a fait basculer le destin dans ce sens. Dans Spectre, c'était Bond qui avait écrit le triste destin de Blofeld. L'ennemi du héros possède une double identité tandis que Dewey dans Jason Bourne possède son âme damnée bien nommée, Atout. Moins bureaucratique que l'excellent mais mal exploité C, insidieux chef du MI5 joué par Andrew Scott, le tueur à la solde de Dewey récupère l'amertume et le désir de revanche insatiable de Raoul Sylva et Blofeld réunis. Ce qui en fait un ennemi dangereux mais aussi, et pour la première fois, un double de Bourne. Ce personnage bénéficie de la sauvagerie toujours latente de Vincent Cassel (La Haine) qui retrouve Matt Damon qu'il avait rencontré dans les Ocean's 12 et 13 mais pour un face à face bien plus violent, plus sanglant et plus sombre dans les égouts de Las Vegas. Le film profite de cette passion violente des deux interprète pour réécrire la course-poursuite finale de La Mort dans la peau et la scène de combat contre Castel désormais anthologique de La Mémoire dans la peau. Si la première réécriture pèche par ses excès - de longueur et de voltiges automobiles hyperboliques - la seconde gagne en terreur et en intensité, renforçant l'étranglement et la suffocation. Oserons-nous rappeler que ces deux scènes décalquées se calquent sur le mythique combat de Bond et Grant dans Bons Baisers de Russie qui s'achève lui-même sur un étranglement? Reste que les motivations du personnage de Cassel sont contradictoires et souffrent des problèmes de chronologie le concernant (


Agent du programme postérieur à Treadstone, il est déjà un agent de programme au service de Dewey et tue le père de Bourne. Qui est-il exactement et quel âge a-t-il?


On se rappellera les critiques adressées à Spectre relatives à la courte présence de Monica Bellucci. Jason Bourne inverse brune et blonde et tire un trait sur la trilogie initiale en tuant le seul autre rescapé de cette période, la plus que délicieuse Nicky Parsons jouée par la non moins délicieuse Julia Stiles (La Malédiction). Mais là où Bellucci fut fort peu galamment expédiée, Julia Stiles a droit à une sortie exceptionnelle! Devenue un hackeuse redoutée, elle se change en un Snowden féminin. Moins sexy que jusqu'ici, plus crade, elle tisse le lien entre ce volet de Bourne et le thème commun cette année dans le cinéma d'espionnage: Moonwalkers, Criminal, Un traître idéal et le Snowden d'Oliver Stone font tous implicitement ou explicitement allusion au personnage d'Edward Snowden, nommé à deux reprises dans Jason Bourne. Personnage que préfigurait le Raoul Sylva de Skyfall, d'un an précoce, il semble avoir la cote cette année. Nicky est présentée comme pire que lui. On regrettera néanmoins l'un des personnages les plus attachants de la saga qui, après avoir connu cette ultime et inattendue métamorphose, connaîtra une scène de mort réussie. L'autre nouvelle Bourne Girl, Alicia Vikander, que l'on a pu trouver face à Julian Assange dans Le Cinquième pouvoir et, en ce qui concerne bien plus l'espionnage, dans la première version en film des Agents très spéciaux, figure une version brune, fatale et négative de Madeleine Swann (ironique, non?) qui cherche à entrer en contact avec Bourne. Heather Lee, car tel est le nom de son personnage, ne plaît pas autant que la Pamela Landys de Joan Allen car elle est plus énigmatique et moins franche. Elle incarne les excellents écarts artistiques d'avec Spectre.
Là où le personnage de Léa Seydoux cherchait à persuader Bond de quitter le MI6, celui d'Alicia Vikander tente de convaincre Bourne de reprendre du service. Les deux héros sont donc dans deux dilemmes contraires, incarnés par deux personnages féminins différents, l'un à l'écoute et prêt à aider, l'autre plus froid et en apparence refermé. De ces dilemmes découlent une opposition de but: Bourne semble vouloir arrêter de tuer, allant jusqu'à vomir après un combat, pour finir par tuer son ennemi; Bond ne s'interroge pas sur le fait de tuer des gens mais finit par gracier son adversaire. Du personnage froid et calculateur de Heather Lee et de la tentative de conversion de Dewey ressort le jeu d'écart artistique opéré par Jason Bourne sur la quête bondienne de Spectre.


Jason Bourne, c'est donc le volet d'une résurrection réussie du héros de Ludlum à la façon d'un Ludlum.
Alors, oui, Matt Damon, Vincent Cassel et Tommy Lee Jones ont beaucoup vieilli. Oui, on peut trouver Alicia Vikander un peu pâle. Oui, on peut bouder une énième référence à Snowden. Oui, on peut s'offusquer d'un Bourne qui n'est plus amnésique et de son histoire familiale soudaine. Oui, on peut regretter le choix de faire mourir Nicky Parsons. Oui, on peut trouver le scénario un peu bateau et parfois en écho avec d'anciens volets.
Mais force est d'admettre que tout cela est bien amené et permet l'écriture d'une nouvelle page plus qu'intéressante de la saga Bourne.
Mais attention ! Il n'y aura pas toujours des grèves anti-austérité grecque, des Edward Snowden et des scénarios faiblards du côté de 007 pour alimenter avec le succès de ce volet de futures aventures de Bourne. Ces dernières, parties sur cette bonne base, devront se réinventer tout en conservant l'ADN Bourne à des sources plus pures, plus personnelles.

Frenhofer
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes La Cérémonie du Goldenspy 2016: L'Année Snowden, Alors, on pique la copine du copain? et Sagas

Créée

le 21 août 2016

Critique lue 581 fois

3 j'aime

Frenhofer

Écrit par

Critique lue 581 fois

3

D'autres avis sur Jason Bourne

Jason Bourne
DjeeVanCleef
3

Burne One Down

La chanson de la Burne Retrouver la Burne après tant d'années d'abstinence forcée, c'est chaud. C'est un peu comme retrouver un pote qu'on a perdu de vue sans se souvenir pourquoi. T'es là, souriant...

le 14 mai 2017

46 j'aime

18

Jason Bourne
Diego290288
5

L'épisode de trop...

Après une première trilogie cohérente et globalement réussie (on oubliera volontairement le spin-off raté avec Jeremy Renner...), on pensait que le duo Damon / Greengrass volerait vers d'autres...

le 10 août 2016

39 j'aime

6

Jason Bourne
Behind_the_Mask
8

Extreme Ways... Are back again

Visiblement, L'Héritage de ce bon Jason Bourne n'aura pas eu le succès escompté, surtout au vu du souvenir "anecdotique, sans plus" qu'il a laissé. Et alors que l'on pensait ne plus revoir l'agent et...

le 13 août 2016

28 j'aime

5

Du même critique

Les Tontons flingueurs
Frenhofer
10

Un sacré bourre-pif!

Nous connaissons tous, même de loin, les Lautner, Audiard et leur valse de vedettes habituelles. Tout univers a sa bible, son opus ultime, inégalable. On a longtemps retenu le film fou furieux qui...

le 22 août 2014

43 j'aime

16

Full Metal Jacket
Frenhofer
5

Un excellent court-métrage noyé dans un long-métrage inutile.

Full Metal Jacket est le fils raté, à mon sens, du Dr Folamour. Si je reste très mitigé quant à ce film, c'est surtout parce qu'il est indéniablement trop long. Trop long car son début est excellent;...

le 5 déc. 2015

33 j'aime

2

Le Misanthrope
Frenhofer
10

"J'accuse les Hommes d'être bêtes et méchants, de ne pas être des Hommes tout simplement" M. Sardou

On rit avec Molière des radins, des curés, des cocus, des hypocondriaques, des pédants et l'on rit car le grand Jean-Baptiste Poquelin raille des caractères, des personnes en particulier dont on ne...

le 30 juin 2015

29 j'aime

10