Dès son premier long métrage, le style Akerman est posé : plans fixes quasi exclusifs, toujours frontaux, étirement démesuré du temps, peu de dialogues et d'actions, pas de musique extradiégétique. Réservé à ceux qui aiment !...

L'argument tient sur un timbre poste : une jeune femme tourne en rond dans sa piaule, finit par sortir, rencontre un homme puis une femme, a une relation charnelle avec l'un et l'autre. Le titre suggère une structure en quatre parties. Trompeur : il n'y en a véritablement que trois, Je et Tu formant un ensemble homogène.

Je, Tu

Une femme (la réalisatrice elle-même) est seule chez elle. Elle commence par évacuer tous ses meubles pour ne conserver qu'un matelas, dont elle cherche la juste place. Akerman, cinéaste de l'épure, propose d'emblée sa signature artistique. On la suit ensuite dormant, se déshabillant, et surtout... attendant. Avant qu'elle ne se mette à écrire frénétiquement : début du Tu. Elle se gave également de sucre en poudre, scène montrée longuement, un sucre qu'elle renverse ensuite sur les lettres étalées par terre. Puis tente de le remettre dans son sachet. Se rhabille, regarde la (fausse) neige tomber, se déshabille de nouveau, s'admire devant un miroir. On n'est pas très loin d'une performance en art contemporain...

Plastiquement, c'est assez beau, à l'instar de cette scène où la lumière baisse progressivement jusqu'à ne plus laisser voir que les chaussons et une main de Chantal Akerman. Cette première partie, la plus austère, nous parle de ce qu'est "être seule avec soi-même". Une voix off devance légèrement les actions.

Il

Akerman finit par sortir, on la voit faisant du stop (mais sans mettre son pouce) au milieu d'un échangeur, qui nous est montré là-aussi longuement. On la retrouve dans la cabine d'un camionneur. Toujours en voix off, même lorsque le camionneur parle : la voix de l'homme est coupée, on reste bien avec l'intériorité de cette femme. Nouvelle scène "à la Akerman", très chouette, où les deux mangent en silence en regardant un film d'action, film hors champ, qu'on devine grâce à sa musique suggestive. Les deux reprennent la route, Chantal s'allonge pour dormir un peu, note qu'elle a "envie de l'embrasser". Nouvel arrêt, l'occasion d'un plan très sombre où ne percent que quelques loupiotes - ce qui renvoie à des plans similaires de la première partie, tel celui que nous avons décrit. Le camionneur présente la femme à ses copains, les conversations ne sont toujours qu'une bande sonore.

Et puis, tout d'un coup, de vraies dialogues. Enfin, un monologue. Le camionneur (Niels Arestrup) invite la femme à le masturber, il décrit ce qu'il ressent au fur et à mesure que se déroule l'opération. Il se livre ensuite à une longue confession, très crue, où il est question de sa femme, qu'il a cessé de désirer lorsqu'elle est devenue mère, de sa fille de 12 ans pour laquelle il avoue son désir (très cru on vous a dit), des femmes qu'il prend parfois sur la route et avec qui il couche mais sans volonté de construire quoi que ce soit. Face à ce personnage contestable, la femme se montre neutre, voire bienveillante. On la voit d'ailleurs très peu. Aucun jugement, elle le regarde se raser (longuement encore) avec un petit sourire, avant un cut sur une pichenette amicale de l'homme.

Formellement, ce qui frappe dans cette partie c'est la noirceur des images, et l'épaisseur du "grain". D'où le contraste avec la partie suivante.

Elle

L'image est de nouveau nette et claire. Cette troisième partie est associée au blanc, au lumineux. Rejetée d'abord par son amie, la femme attend l'ascenseur qui remonte, on suit le clignotement du bouton, cette attente fait changer d'avis son amie. Longue scène encore, où Chantal mange et boit, réclamant avec beaucoup de simplicité : "j'ai faim", "j'ai soif".

Et puis c'est la splendide scène d'amour : deux corps qui se frottent, qui semblent lutter, avec des soubresauts, des accès de rage ludique, le tout rythmé par de petits râles bien éloignés du cliché sexuel. J'ai pensé au joli film de Doillon, Mes séances de lutte. Très longs préliminaires, jusqu'aux baisers alors que le plan a changé. Enfin, le vif du sujet, dans une troisième et ultime valeur de cadre. Bien avant Kechiche et sa Vie d'Adèle, Akerman ose la scène de sexe frontale, étirée jusqu'au malaise. Au petit matin, elle se rhabille sans un mot.

Cette femme qui s'est mise à nu, s'est livrée devant la caméra aux actes les plus intimes, on ne saura rien d'elle à la fin de ce film. Une énigme. Tel est le parti pris de ce premier opus d'Akerman. Parti pris qu'elle approfondira peu de temps après avec l'immense Jeanne Dielman, autre femme-énigme. Avec ce Je, tu, il, elle, les fondations étaient déjà posées.

PS : je constate que j'ai déjà utilisé ce titre pour le film de Bresson, Une femme douce... Pas totalement innocent : le cinéma de Chantal Akerman à bien des accointances avec celui de Bresson. Sans jamais y faire explicitement référence. Cela apparaît nettement dans Jeanne Dielman, comme nous l'avons analysé dans la critique du chef d'oeuvre d'Akerman.

Jduvi
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le 21 oct. 2023

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Jduvi

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