Film épreuve de 3h30, Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles montre, sur la longueur, la banalité du quotidien de Jeanne Dielman, mère au foyer bruxelloise qui se prostitue à domicile sur rendez-vous pour assurer sa survie financière.

Son quotidien aliénant, la répétition des tâches sont formalisés par un dispositif cinématographique radical. Très peu de mots. Pas de musique. Pas d'effets. Uniquement des plans fixes captant en durée réelle les tâches ménagères quotidiennes de Jeanne (cirer les chaussures du fils, préparer le café, faire les lits, faire la vaisselle, faire la cuisine, aller faire les courses...).


Une sobriété sèche et répétitive au service de la volonté de montrer l'asservissement prisonnier d'une veuve captive d'un quotidien évacuant toute forme d'oisiveté, de loisir ou de plaisir. Jeanne ne se permet rien d'autre que d'accomplir son rôle de femme au foyer, même en l'absence de son mari disparu. Une détention volontaire, un emprisonnement mental radical, un trompe-la-mort totalement stérile.

Les magnifiques plans fixes magistralement composés ainsi que les couleurs sont également là pour soutenir ce propos. L'ensemble est travaillé avec la dominance de tonalités marrons, brunes, sepia, grises... L'absence d'émotion et la rudesse de cette vie asservie sont ainsi physiquement matérialisées par ce rendu formel époustouflant.

Spoiler : Une note de rose viendra tout perturber...


Par ailleurs, la chorégraphie assurée par Delphine Seyrig (qui interprète Jeanne) pendant la première partie de film est totalement fascinante. Les gestes sont directs, rythmés. Il n'y a pas de mouvements superflux. Chaque geste de ce quotidien angoissant est optimisé. Depuis le moindre frottement d'éponge jusqu'aux déplacements de casseroles en passant par l'utilisation des va-et-vient du foyer. Toujours sobre. Toujours à l'économie.

Tous ces gestes sont rendus ultra-réalistes par un dispositif de post-synchronisation permettant de mettre en avant l'ensemble de ces petits bruits du quotidien. Ce sont eux qui rythment la bande sonore du chef d'oeuvre. Ce sont eux qui participent activement à la figuration d'un quotidien contraint. Ce sont eux qui figure l'espace et le temps.


Oui mais voilà, cette mécanique quotidienne bien huilée va petit à petit se gripper. De-ci de-là, on remarque des gestes moins précis, des temps morts, des incohérences.

L'intrigue va définitivement basculer autour d'un plat de pommes de terre trop cuites. Comme le dire Chantal Akerman elle-même : "une première dans l'histoire du cinéma".

C'est-à-dire, et on le comprendra plus tard, qu'un orgasme accidentel provoqué plus tôt dans la journée va déclencher l'effondrement de la logique même de ce quotidien dans lequel Jeanne doit s'empêcher toute forme de prise de plaisir. Et dans cette logique, cet orgasme accidentel (et que l'on ne verra pas) est vécu comme un véritable cataclysme.


Tels un thriller hitchcockien au ralenti, on se prend alors à scruter tous les éventuels détails, à disséquer les superbes images pour tenter de comprendre le mal-être naissant de Jeanne qui semble vaciller sous nos yeux.

Jusqu'au dénouement final, on accompagne Jeanne dans sa turpitude quotidienne se désarticulant à mesure de l'avancé du film.


Loin, très loin d'être ennuyeux, ce film incroyablement bien écrit (avec une malicieuse intrigue centrale à la clé), tenu de bout en bout et dans ces moindres détails, s'affiche comme un brûlot subtil et radical à la fois. Chantal Akerman utilise le temps long avec pertinente pour mettre en avant l'histoire de cette femme asservie. À travers Jeanne, elle aborde de manière puissante la question de condition de vie des femmes, offrant ainsi un discours engagé et profondément féministe.

Sujet jamais abordé au cinéma jusqu'alors, la forme si singulière proposée par Akerman tend à nous bousculer, nous interpeller et ne peut laisser indifférent.


Un pur chef d'oeuvre au féminin. Un film magnifique aux 1001 détails. Du génie à l'état pur.

evguénie
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le 18 août 2023

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evguénie

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