Jeanne Dielman est ce genre de film où absolument rien n’est fait pour retenir le spectateur : une durée qui semble indécente pour un scénario qui raconte trois petits jours de la vie d’une veuve, l’absence de musique, la froideur de la lumière, des dialogues arides, des visages impassibles, le formalisme des plans, la répétition des scènes, etc. Regarder Jeanne Dielman avec toute l’attention que le film mérite est une petite épreuve à laquelle il faut consentir de donner un peu de son temps.

Évacuons dès maintenant le débat sur la longueur du film. Alors oui, 3h20 c’est éprouvant, mais à bien y réfléchir, n’y a-t-il pas de choix plus pertinent plus juste, plus réaliste pour filmer toute la monotonie, le caractère routinier, le vide existentiel et l’aliénation de la vie quotidienne qu’autrement qu’en étirant les plans et les silences, et faire ressentir cette expérience du temps directement dans la chair du spectateur ? Non, ici la longueur n’est pas un artifice, elle sert totalement le propos du film, à savoir une vie qui tout doucement se dérègle sous nos yeux, des petits grains de sables qui s’immiscent dans les rouages de l’ordre domestique.

Une grosse quinzaine de minutes et à peine cinq pauvres ligne de dialogue, et Chantal Akerman arrive à tout nous faire comprendre : la situation sociale et matérielle de Jeanne Dielman, la prostitution, la géographie de l’appartement, et le fils. Ce fils à la laideur de l’âge ingrat au tricot déjà trop petit pour son corps qui grandit trop vite et qui s’éloigne de plus en plus de sa mère. Sylvain a changé d’école et a changé de langue. Son accent flamand est comme une dissonance. Il n’y a plus que les rituels qui tiennent ces deux êtres ensemble, les échanges se limitant à de rares banalités : le repas pris ensemble, la radio, la promenade. Le fils se doute-t-il que sa mère se prostitue quelques minutes avant qu’il ne rentre de l’école ? Nous n’en saurons rien, tout reste en suspens. Le seul moment où Sylvain parle véritablement à sa mère arrive au moment du coucher : comment a-t-elle rencontré son père ? Et Jeanne de lui répondre une histoire affreusement banale, lui disant en gros qu’elle n’aimait pas son père, qu’il ne l’a rendu ni riche ni heureuse, mais qu’il lui a donné un enfant. « Qu’est-ce que je ferais si je n’avais pas de fils ? » dira-t-elle d’ailleurs à un commerçant.

Pendant trois jours nous assistions donc au quotidien d’une femme sur le fil. Tout semble en ordre le premier jour, et pourtant l’on sent que quelque chose boue, comme l’eau des pommes de terre dans la cuisine. La mise en scène, fixe, sans artifice, sans effet de caméra suggérant une émotion au spectateur, nous permet justement d’investir l’appartement, de s’habituer aux habitudes de Jeanne Dielman, et quand la petite machine se froisse, nous nous froissons d’autant plus avec elle sur ce qui semble des micro-détails : un interrupteur sur lequel on appuie pas, un bouton de robe de chambre qu’on ne met, des pommes de terre trop cuites, une cuillère qui tombe sur le sol, la place habituelle dans le café déjà occupée… Et il y a tous ces gestes qui dérapent, ces bégaiements du corps qui ne riment à rien quand ça ne va pas, qu’on est prêt à absolument faire quelque chose pour éviter de penser que, justement, ça ne va pas. Comme si l’ordre et la rigidité du quotidien étaient les deux jambes qui la faisaient tenir debout dans un mouvement incessant de tâches ménagères. Je pense aussi à cette scène déchirante où elle essaye de porter le bébé de sa voisine, et que celui-ci n’arrête pas de pleurer et de crier dès qu’elle s’approche de lui. Jeanne Dielman est seule, terriblement seule (sa sœur est partie vivre au Canada), et le moindre petit mouvement sur le visage de Delphine Seyrig trahit à l’intérieur de son âme un gouffre, une béance qui jamais ne se refermera.

Le film est d’une puissance sidérale, aussi fort esthétiquement que politiquement, sans être dans l’affichage, l’étalage des situations et des revendications ni habiles ni subtiles, mais dans la captation pure et (si) dure du réel. Lors de la sortie du fameux classement de Sight & Sound, je m’étais empressé de ricaner, de pester, de ruminer tellement le film me semblait chiant, hautain, insupportable dans la forme, et tellement il était convenu socialement de mettre soudain ce film qui m’était totalement inconnu au sommet du cinéma mondial. Mais aujourd’hui, mon ignorance, ma bêtise d’hier ne me font plus vraiment sourire : Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles est bel et bien l’un des plus grands films de tous les temps.

cortoulysse
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le 24 mars 2024

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