Le film retrace la descente en enfers d’Arthur Fleck, un clown atteint de troubles neurologiques traînant sa longue carcasse décharnée entre les hôpitaux pour enfants dans lesquels il travaille et l’appartement miteux qu’il partage avec sa mère jusqu’à sa naissance aussi fatale qu’irréversible sous les traits du Joker, l’ennemi juré de Batman.


J’ai découverts l’univers de ce DC Comics lorsque j’étais enfant par le biais d’un dessin animé qui passait à la télé et déjà à l’époque du haut de mes sept ans, j’avais été frappé par la noirceur de cet univers tourmenté, caractérisé principalement par la folie agressive des antagonistes du héros. Car l’univers de Batman est un monde de fous par sa violence, son absurdité et sa cruauté et le désespoir lancinant qui cercle les esprits de chaque personnage, du maître d’hôtel à son richissime employeur. Le monde est condamné à être mauvais, en proie à la furie et au chaos : Batman sera son éternel pacificateur, en lutte perpétuelle avec ses vieux ennemis comme il l’est avec ses vieux démons.


I-Arthur Fleck ou le corps pathologique


Les premiers plans nous montre un clown assis à sa table de maquillage, face à un miroir entouré de luminions comme il s’en trouve dans les loges des artistes. Arthur Fleck contemple son visage comme on contemplerait une peinture abstraite : il grimace et essaie de donner un sens à ces expressions artificielles. Sa figure est recouverte par un masque de peinture blanche annonçant d’emblée cette thématique du déguisement qui deviendra plus tard la caractéristique principale du Joker.
Pourtant Arthur instaure par ces essais de transformation une forme de lutte contre lui-même, essayant d’échapper à ce qu’il est déjà, notamment à travers le fantasme de l’humoriste qu’il s’imagine pouvoir devenir, lequel incarne la réussite sociale à son apogée, suscite l’admiration et surtout l’amour. Sans doute, le spectateur superficiel s’est-il gaussé devant le mimétisme de ce pantin grotesque revivant l’arrivée des artistes sur la scène de son show télévisé favori. Pourtant quel pauvre bougre de fond de bistro ne s’est jamais imaginé chantant du Johnny sur la scène de l’Olympia à s’en casser la voix ? Arthur voudrait faire rire mais hélas, vouloir ne suffit pas, essayer non plus.
Le décalage flagrant entre le fantasme éclatant et la réalité lugubre nous saute aux yeux avec un parfum d’angoisse : le spectateur comprend très vite, en regardant la peau abîmée du protagoniste, son dos exagérément voûté, ses cheveux sales tombant sur son visage anguleux, ses sourcils épais et ce regard perçant que ce clown est une vaste blague, une fuite en avant, une ruée vers l’échec et donc vers le massacre.
Les rires intempestifs du personnage ne nous réconfortent guère : ils sont la preuve s’il en fallait une qu’Arthur Fleck est sérieusement endommagé et que ses réactions se détachent de manière inquiétante de la réalité à laquelle il se trouve confronté.
Cette agitation frénétique introduit avec la panoplie de grimaces expérimentales, le corps pathologique de l’homme en proie au délire: le corps amaigri de Joaquin Phoenix erre dans de sombres ruelles, il s’imagine accompagné dans de tristes couloirs en ruines quand il n’est que solitude, sa chair flétrie prend la teinte verdâtre des morts : le corps, miroir de l’âme.


II – Fond de révolte sociale & cynisme des puissants


Au-delà du personnage en lui-même, ce qui frappe immédiatement dans la réalisation de Todd Phillips c’est le vent de révolte sociale qui balaye la scène à travers l’ensemble de décors délabrés dans lesquels évolue le personnage malgré lui : le bureau sombre et misérable de l’assistante sociale qui l’accueille au commencement du film dénonce silencieusement l’abandon de tous les Arthur Fleck d’Amérique par ceux qui pourraient les aider ; les murs lépreux traduisent le désintérêt des investisseurs pour ces causes perdues incapables de se sauver par elles-mêmes et le cynisme latent d’un système inégalitaire qui donne à ceux qui possèdent déjà. Cette pauvreté persistante dont le personnage ne peut se détacher malgré ses rêves de lumière ressemble à une fièvre tenace dont un malade ne parvient pas à guérir; elle s’opposera dans un contraste saisissant à la richesse policée du jeune Bruce Wayne sagement cadenassé derrière le portail majestueux de sa résidence comme un oiseau rare encore trop fragile pour voler librement, par opposition à la stature imposante de son père Thomas Wayne, archétype du magnat américain à la mâchoire carré, aux traits virils et au discours stéréotypé que l’on aperçoit de manière furtive tant les personnes porteuses d’espoir sont rares dans ce récit de vie.


Arthur est tombé dans la mauvaise case, il est celui qui se fait frapper, il n’est pas né du bon côté, il est à l’image de cet ascenseur qui tombe en panne tandis qu’il se trouve dans la cabine avec sa jeune et jolie voisine d’immeuble. Elle résignée, lui adresse ce geste du revolver sur la tempe qui lui inspirera par la suite quelques funestes initiatives. L’ascenseur social est en panne et ce n’est pas une bonne nouvelle pour le monde.


III – L’émancipation par le meurtre


Ce titre peut vous paraître un peu étrange : il aurait été préférable que le protagoniste trouve sa liberté et son identité autrement que par un moyen aussi radical, me direz-vous. Je ne peux que tomber d’accord avec vous mais alors le film ne s’appellerait plus « Joker ».
Arthur Fleck vrille de plus en plus, il tue d’abord ceux qui l’oppriment injustement comme une vengeance qui a trop tardé à se faire sentir. Ensuite c’est au tour de la seule figure qui lui octroyait un semblant d’humanité : sa mère adoptive qu’il étouffe par accès de colère en découvrant les sévices subis durant son enfance, responsables de ses troubles actuels. Toujours animé par un puissant désir de vengeance, il assassine (très) sauvagement son ancien collègue Randall avant d’anéantir la figure paternelle qu’incarne Murray Franklin, animateur à succès d’un show télévisé dans lequel Arthur s’imagine un jour être invité. Suite à une unique prestation désastreuse de son spectacle filmée sur scène, Murray repère l’énergumène en se disant que la nullité abyssale de ses interventions pourra amuser la galerie mais c’est une grosse erreur qui lui vaudra de se prendre une balle en pleine tête en plein direct.
Ces deux figures parentales réduites au silence, Arthur Fleck se transforme et devient le monstre que nous connaissons tandis que la révolte gronde au dehors et sème le chaos dans la ville de Gotham City. Tandis qu’une voiture de police roule sirènes hurlantes avec à son bord le Joker, les parents Wayne sont assassinés sous les yeux de leurs fils par un manifestant portant un masque de clown. La voiture de police heurte une ambulance, laissant la voie libre : le Joker s’extrait de l’habitacle, le visage en sang. Lentement, le monstre se relève, inconscient de ses blessures et du reste. La foule l’acclame comme le nouveau visage de cette fronde qui enflamme la ville. À partir de cet instant, le Joker devient une créature plus forte et plus dangereuse. Le film se clôt sur le visage tordu par les sinistres rictus du personnage dans une salle d’interrogatoire pénitentiaire tandis qu’une psychologue tente vainement d’interagir avec lui.
Le dernier plan montre le Joker s’enfuyant dans une démarche claudicante vers l’ailleurs tandis que ses pas laissent derrière eux des traces de sang.


Il n’était pas simple de partir de l’image du fou parfois hystérique qui nous vient à l’esprit chaque fois que le Joker est mentionné. Le tour de force de cette réalisation réside dans l’œil de cette caméra diaboliquement objective, silencieuse devant un animal que nous voudrions diamétralement opposer à ce que nous pensons être. Le jeu de Joaquin Phoenix est déroutant, précis, efficace, presque documentaire. Deux visages s’opposent avant de se mêler : celle de la victime et celle du criminel et nous rappelle que la frontière qui sépare l’homme du meurtrier se réduit à son passage à l’acte.

Proximah
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le 15 mars 2022

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