Kairat
6.7
Kairat

Film de Darezhan Omirbayev (1992)

Le héros du film Kaïrat est un jeune homme venu d’une ville provinciale vers la capitale, en quête d’un avenir meilleur. Il n’a rien d’exceptionnel, c’est un homme parmi tant d’autres, un personnage ordinaire, presque anonyme. Son objectif : intégrer l’université. Mais ce rêve échoue non pas à cause d’un manque de connaissances, mais en raison d’un concours de circonstances défavorable. Lors de l’examen, Kaïrat est surpris en possession d’une antisèche qu’il tentait de transmettre à une jeune fille assise à côté de lui. À partir de là commence une lutte pour la survie dans la grande ville. Il vit dans un dortoir, devient conducteur de minibus, enchaîne les petits boulots pour joindre les deux bouts. Les échecs s’enchaînent.


Kaïrat devient une figure archétypale du début des années 1990, au moment du chaos post-soviétique. Ce n’est pas un héros conquérant. C’est un anti-héros, un outsider, incapable de maîtriser son destin. Il ne lutte pas, il s’adapte, à contrecœur, par résignation. Taciturne, effacé, presque sans émotions, il n’a ni amis, ni ancrage affectif. Même Indira, la jeune femme qu’il croit aimer, n’est finalement qu’un mirage, une illusion de lien.


À l’image des personnages chantés par Viktor Tsoï, Kaïrat est un solitaire, mais pas un rebelle : un perdant. Un homme qui ploie sous le poids de la réalité, qui subit le monde plutôt que de le transformer. À la fin du film, le réveil sonne. Dans l’obscurité de sa chambre de dortoir, Kaïrat se lève, s’habille, se prépare pour une nouvelle journée de travail. Rien ne change. La routine continue. L’avenir demeure incertain.


Kaïrat Mahmetov, acteur non professionnel, incarne avec une justesse troublante ce personnage sans éclat. Il ne joue pas, au sens classique du terme : il est Kaïrat. Parmi les rares instants de tension dramatique du film, une scène de confrontation éclaire brièvement son désir d’affirmation : Kaïrat provoque un autre pensionnaire du dortoir en duel. Il sait qu’il risque de perdre, mais l’essentiel est d’avoir osé. Ce geste, plus que la victoire, affirme son existence.


Le cinéaste Darejan Omirbaev déclarait à propos du film : « Le système social dont mon héros est issu a déjà été bien décrit au cinéma et dans la littérature. J’ai voulu, moi, montrer ses tourments intérieurs. » Pour cela, il introduit dans le récit des séquences oniriques inspirées notamment par L’Enfance d’Ivan d'Andrei Tarkovski ou Le Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel — dont il dit avoir « volé » un rêve.


Omirbaev puise dans sa propre expérience de vie pour construire son œuvre. Mais ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant le contenu que la forme, pas la réalité mais le style, pas seulement le film, mais le cinématographe. Dans ses films, il développe une œuvre cohérente, à l’image de François Truffaut avec le personnage d’Antoine Doinel. De Shilde à Cardiogramme, de Kaïrat à Le Tueur, il explore les différentes étapes de la vie de son héros à travers des figures différentes, provinciaux ou citadins, reliés par un même regard d’auteur.


Contrairement à Truffaut, qui filmait un même acteur dans une chronologie linéaire, Omirbaev fragmente la trajectoire de son personnage à travers des figures multiples et un ordre non linéaire, prouvant que le fond reste intact malgré les changements de forme. Cette biographie éclatée du « héros omirbaevien » semble s’interrompre avec le film Jol, dans lequel le cinéaste met en scène sa propre vie, tentant de tourner Le Tueur, mais ratant les funérailles de sa mère.


Kaïrat est un film pudique, minimaliste, poignant. Il raconte moins une histoire qu’un état d’âme, celui d’une génération perdue dans le fracas d’un monde qui s’écroule.


P.S. Présenté en ouverture de la rétrospective de l’œuvre de Darejan Omirbaev à la Cinémathèque française, dans le cadre du Festival du Film Kazakh (Paris, 2024).


Créée

le 8 mai 2025

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