José Luis Guerín a réalisé en 2011 Recuerdos de una mañana, un moyen-métrage tourné aux quatre coins de sa rue. Quelques semaines auparavant, un quinquagénaire méconnu de son voisinage s’était défenestré. Le cinéaste barcelonais était donc parti à la rencontre de ceux qu'il côtoie au quotidien sans les connaître. Parmi ceux-là, deux femmes évoquent leur survie après la mort d’un proche. La première confesse qu’après le décès de son mari, ce qui lui est apparu à la fois terriblement douloureux et d’un réconfort inestimable, était de prendre conscience de la persistance des micro-évènements du quotidien malgré cet arrachement au monde – le lendemain matin, dit-elle, le soleil s’est simplement à nouveau levé, comme le précédent. La seconde lui explique qu’une révolution intérieure, sibylline, difficile à mesurer, s’est alors opérée en elle : « Comme les cellules humaines : tout se régénère constamment, change… Tout ce qui est à l’intérieur de nous communique avec le reste. » On pourrait difficilement mieux résumer le mouvement des énergies qui circulent dans les films de José Luis Guerín.


Cette énergie oriente ses "recherches" - à la fois du sujet, jamais figé, et sa mise en forme, toujours mouvante, entre fiction et documentaire. Elles s’amorcent souvent par la découverte d’un monde (et par là même d'un idéal) singulier mais a priori révolu, dépendant d’un lieu et d’une époque bien circonscrits : le village irlandais de L’homme tranquille (1952) de John Ford filmé en 1990 dans Innisfree, le quartier Barrio Chino de Barcelona en cours de destruction/rénovation à la fin des années 90 dans En construcción, le village normand du Thuit et son domaine familial des années 20 dans Tren de sombras… Au premier abord, ils semblent aller de pair avec une certaine nostalgie, dressant le portrait d’un paradigme qui a existé… avant de se transformer en quelque chose d’autre. Il n’est pas tant question de convoquer des fantômes du passé en filmant les ruines du présent, à la façon des films de Marguerite Duras, que de tendre des fils, ininterrompus, entre un monde fantasmé (et de l'idéal qu'il a enfanté) et ce qu’il devient confronté à la réalité d'aujourd’hui - en tous cas, la réalité telle que la perçoit le cinéaste. Histoire de mesurer avant tout ce qui perdure, ce qui se « régénère constamment », ce qui s’obstine à prendre vie…


Son dernier film, L’Académie des Muses (2015, présenté au Festival de Locarno l’année passée et sorti en salles en Avril dernier), prend comme postulat un cours de philologie à l'Université de Barcelone. Son auditoire féminin, tour à tour fasciné et agacé par son professeur italien, Raffaele Pinto, se convertit peu à peu en d’authentiques Muses – autant dire quelque chose qui touche à une Mythologie, impensable à faire vivre aujourd’hui. Il invite ses élèves à échanger sur l’Art et la Beauté, et, lorsqu’il n’en est pas lui-même la cible, à remettre en question les certitudes qui leur sont enseignées – « je leur enseigne le doute », justifie-t-il auprès de sa femme jalouse. Guerín met en scène cette introduction en simples champs/contre-champs comme une mosaïque de visages en gros plan, observateurs ou prenant la parole, et dont chacun renvoie au mystère et à la beauté du précédent.


Mais c’est la suite de ce projet qui laisse paraître dans le travail du metteur en scène son plus remarquable accomplissement. Plutôt que s’en tenir à capturer des discussions entre Muses et Maître, Guerín décide de prolonger, ou disons de « retravailler » la réalité, en faisant jouer (ce qu’on devine assez tardivement) à ces élèves des scènes extra-universitaires entre elles ou bien, le plus souvent, dans l’intimité avec leur professeur. Ce sont là les occasions pour elles et lui de confronter, toujours par le verbe, leurs expériences de vie hors champ, leurs peurs (solitude affective, deuil...), leur obsession de vouloir faire de l’Art un remède à tous les maux, à la théorie enseignée puis remise en perspective par un professeur qui s’improvise amant et psychologue.
Peu de réalisateurs me semblent aussi ouvertement mettre à nu le cheminement de leur réflexion artistique, sans que jamais cette quête ne rende le résultat trop théorique, mais accompagne au contraire la recherche de sens du spectateur avec celle des personnages et de l'artiste. L’habileté du catalan à filmer la concentration, la rêverie, le chagrin ou l’inspiration sur les visages n’est plus à prouver, mais elle se trouve sublimée ici par un jeu de reflets particulièrement subtil pour traduire leur fragilité et leurs doutes.


Il ne faut espérer aucune velléité romanesque qui relierait les chapitres de cette Académie, tant chaque scène ne paraît avoir été tournée qu’à la suite d’une inspiration poétique spontanée. J’en veux pour preuve cette simple évocation du chant sarde par une élève italienne. Celle-ci, par le biais d’une ellipse brutale, envoie immédiatement le cinéaste et deux personnages (Guerín appelle toujours "personnages" les personnes qu’il filme, fiction assumée ou non) à la rencontre d’authentiques chanteurs traditionnels en Sardaigne, lors d’une séquence vertigineuse. Cette sensibilité d’idéaliste pousse parfois Guerín à adopter un montage un peu trop dispersé, au risque parfois de l’inconsistance. Mais ce serait ignorer qu'elle parvient à rendre crédible, de manière souvent inspirée, régulièrement superbe et toujours surprenante, la persistance d’un idéal antique au cœur de nos maux contemporains, et que quelques hommes et femmes sont disposés à l'incarner. En cela, il me semble n'avoir aucun équivalent aujourd'hui et mérite toute notre profonde attention.

Loryniel
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le 18 juil. 2016

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