Se replonger dans L'Ange ivre aujourd'hui, c'est se replonger dans les débuts du maître nippon avec un film qu'il considère comme sa première œuvre personnelle ; enfin libéré des contraintes liées à la guerre, il va y déverser ses désirs, ses attentes ou ses obsessions, et appliquer un style qu'il élèvera rapidement au rang d'art et dont il n'aura de cesse de le perfectionner jusqu'à la fin de sa vie.


Il y a des jours qui ressemblent à des lendemains de cuite, on essaye de comprendre ce qui se passe autour de soi mais notre vision s'accorde mal avec la réalité proposée, les effluves d'alcool sont encore là et embrouillent nos sens et notre intellect, notre corps ne semble plus vouloir répondre mais il faut avancer, se relever, lutter. À peine la fin de la guerre promulguée, le Japon se réveille avec une terrible gueule de bois et ouvre difficilement les yeux pour contempler un douloureux spectacle de désolation : les ruines pullulent et le chaos règne en maître. Mais le plus difficile reste le regard porté sur la société, sur l'homme et donc sur soi-même ; le regard devient alors autocritique, discernant enfin ses propres failles et sa propre lâcheté. La guerre vient de prendre fin mais il y a longtemps que les Japonais ont abdiqué, se soumettant à la loi du plus fort, de la crapule ou de la vermine.


Dans ce milieu sinistré, une rencontre improbable va avoir lieu entre deux êtres aux personnalités opposées, deux personnages qui n'ont pas été épargnés par la vie et qui préfèrent ne pas voir une réalité trop douloureuse. Cette rencontre va dépasser la simple histoire d'amitié, elle va devenir la béquille qui aidera leur corps malade à avancer ainsi que la saine émulsion qui va illuminer l'esprit, dissipant ainsi les effets de l'alcool sur le corps et sur l'âme.


Rien ne laissait supposer qu'une union était possible entre le docteur Sanada, alcoolique bourru mais au grand cœur et Matsunaga, jeune yakuza plein de fougue et de désinvolture. Le premier retire une balle au second et remarque que l'état de santé du jeune voyou est menacé par un mal bien plus sournois, la tuberculose. Soigner cette maladie, traquer le bacille et remonter à sa source, c'est tenter de soigner un mal bien profond qui pourrit de l'intérieur la société, c'est combattre une voyoucratie qui dicte sa loi. À voir le film, on peut se demander pourquoi ce vieux toubib s'entête à vouloir soigner le yakuza, mais en fait c'est du Kurosawa tout craché ! L'humanisme qui y est préconisé, ou prescrit si vous voulez, est une médecine douce qui n'est jamais appliquée gratuitement mais elle a toujours une fonction, un objectif bien précis. Le curatif est recherché avec l'éradication du système mafieux qui est symbolisé par cette mare pleine de bacilles, mais aussi sur le plan personnel c'est combattre ses propres démons (l'alcoolisme) et atteindre le domaine du préventif et du palliatif en luttant contre l'individualisme et le défaitisme qui conduisent à la déchéance.


"Il ne sert à rien de se sacrifier ; il serait temps que l'on se débarrasse de ces mauvaises habitudes. "


Les paroles de Sanada envers la femme du chef mafieux prennent une dimension universelle, la morale d'un film bien noir et amer qui fait tournoyer autour de cette mare infestée tous les maux de la société, la lâcheté, l'alcool, la corruption et ses comportements de soumission qui conduisent le Japon à sa perte : un pays en ruine aux mains des mafieux. À travers la relation passionnelle entre Sanada et Matsunaga, pleine de coup de sang mais également de respect et d'empathie, se dessine surtout un constat social saisissant qui donne tout son crédit à la démarche de Kurosawa. Son film le plus personnel jusqu'alors !


Car de la même façon que l'histoire s'articule autour de cette mare, le cinéma de Kurosawa semble confortablement s'y déployer, prendre ses aises à coups de travelling vertigineux qui font figure d'amuse-bouche avant ses exploits futurs. Une caméra qui se fond dans la foule et descend dans les bas-fonds, on pense bien sûr au néoréalisme mais également à ses futures pépites comme Chien enragé. Bien sûr ce personnage de médecin humaniste sera récurrent, dont l'aboutissement sera Barberousse. La vie de ce quartier de miséreux sera croquée à plusieurs reprises (Les Bas-fonds, Dodesukaden). On peut ainsi s'amuser à relever tous les éléments qui feront son cinéma par la suite et qui commencent à émerger ici. Mais il y a surtout la rencontre avec Mifune dont la personnalité écrase tout, même ce bon Shimura. Kurosawa va commencer à appréhender la "bête", laisser libre cours à son talent et utiliser au mieux sa félinité et sa présence à l'écran, il en captera l'essence et la théâtralité pour ses chefs-d'œuvre futurs comme Rashōmon ou ses adaptations de Shakespeare ou Dostoïevski.


Alors même si L'Ange ivre n'est pas son œuvre la plus aboutie, les personnages et les relations qui les guident ne sont pas suffisamment approfondies par exemple, le film porte déjà tout ce qui nous plaît tant chez Kurosawa, cet humanisme associé à une vraie lucidité, ces personnages désespérément humains et si attachants, une aisance formelle qui n'oublie jamais le fond. Mais surtout cette capacité qu'il a de jouer avec nos sentiments et de faire briller la beauté et l'espoir même au milieu des ténèbres ; une fleur à la surface d'eaux putrides, le sourire esquissé d'une jeune femme au milieu des ruines ou quelques notes de guitare qui déchirent la nuit... Il faut se réjouir, le cinéma d'Akira est en marche.

Procol-Harum
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le 16 nov. 2021

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