1. L’Apollonide, maison close aux multiples prostituées, chacune ayant sa vie, son histoire, mais la même demeure. Parmi ces filles, Madeleine, qui s’est trouvée un client régulier. Un soir celle-ci lui raconte un de ses rêves dans lequel il lui offre une émeraude, synonyme de liberté, et qu’après l’acte sexuel elle pleure des larmes blanches sur ses joues rouges. Seulement, ses joues seront bien rouges, mais ses larmes le seront tout autant, car ce client, en s’amusant avec elle, lui découpe un sourire de l’ange, marquant alors la jeune fille à vie. C’est l’histoire de ces femmes, errant dans la maison, enchaînant des soirées sans le vouloir, enchaînant des clients sans le pouvoir.


En posant sa caméra dans les différentes pièces dans le but de filmer ces visages de prostituées des plus défaits ou des plus menteurs, c’est une œuvre immensément sensuelle que nous livre là Bertrand Bonello. Mais c’est aussi une œuvre très intimiste, en témoignent les nombreux plans des prostituées nues lorsqu’elles sont en train de se changer, c’est avant tout autour de leur mise à nue (littérale comme figurée) que va tourner le film, et ne va pas hésiter à y rentrer sans vergogne. Les 20 premières minutes comptent sans doute parmi les meilleurs introductions tant elles sont riches en émotions, mais aussi maîtrisées en tous points. Un rythme va s’installer, avec des plans fixes mais longs, et s’appuyant sur une profondeur de champ assez faible. Le tout premier plan montre ainsi un couloir où vont et viennent les prostituées, pourtant c’est avec une focale longue que Bonello va filmer cette longue pièce, longue en profondeur mais aussi en séparation. Alors que le montage est assez lent et contemplatif, et que l’on va surtout s’attarder sur les prostituées s’amusant avec les clients dans un grand salon, on va suivre en parallèle la discussion entre Madeleine et son client. Rêves et histoires contées se mêlent dans ces séquences, amenant à un certain onirisme, mais ne pouvant que se terminer d’une seule et unique manière : mal. Si le rythme est le même durant les 20 premières minutes, c’est pour que la chute de toute cette grande partie puisse être brutale. Musique au piano accompagnée d’une voix douce, des caresses d’un côté, des regards de l’autre, un homme somnolant… Et puis un visage ensanglanté criant à la mort, et retentissant dans toute la maison. C’est froid, c’est très froid, mais y aura-t-il un plat froid ? Oui, il y en aura un, mais le film va prendre le temps de le préparer, en montrant pourquoi il doit y en avoir un. En enchaînant scènes d’une chaleureuse froideur et scènes tragiques, on devient client de cette maison dont les portes se referment lourdement derrière nous.


Cependant, si ce film a tout d’un chef-d’œuvre, c’est avant tout par son montage qu’il crée sa beauté la plus transcendante, la plus tragique, en ne cessant de se baser sur des correspondances. Dans son livre Esthétique du montage (2017, 4e ed.), Vincent Amiel décrit les montages de correspondances comme ceci : "Les liens qu’ils établissent sont plus aléatoires, plus souples. Plus sensibles qu’intellectuels. […] On pourrait repérer alors pour le montage trois tonalités majeures, trois efficacités dans ce qui se pose comme intervention […] : d’une part la rupture (le heurt, la distinction), d’autre part la répétition, comme une rime, et enfin le rythme, pur mouvement sensible." On a déjà parlé de la rupture, elle vient dès les débuts du film avec la sanglante séquence du sourire de l’ange. La répétition s’installe elle dès les premiers plans, on comprend que la discussion entre Madeleine et son client sera quelque chose de récurrent durant tout le long-métrage, créant inévitablement un certain rythme dont on a aussi parlé, lent mais cruel. De tout ce montage s’organise l’avant-dernière séquence, au crescendo mémorable. Alors que c’est la dernière soirée à la maison close avant que celle-ci ne ferme, les femmes font passer du bon temps à leurs clients les plus réguliers, sauf que tout le monde porte un masque car nous sommes le 14 Juillet, jour de fête nationale. Madeleine arrive donc à séduire plus facilement, elle qui n’a pas besoin de se cacher car tout le monde le fait déjà, et elle emmène un client dans sa chambre. Alors que tout le monde passe du bon temps dans le salon, Madeleine couche avec un homme et se remémore cette nuit où tout a commencé. Parallèlement, l’homme qui lui avait dessiné le sourire de l’ange arrive dans la maison, où il se fait conduire dans une chambre, seul. Les feux d’artifices arrivent, tout comme une panthère qui entre dans cette chambre, et s’occupe de cet homme, tandis que les femmes s’occupent de regarder ce spectacle, telle la maîtresse de maison qui regarde ses filles avec leurs clients. Le plat froid est servi. En tant que spectateur nous nous rendons compte d’à quel point nous avons été biaisés sur le but de cette soirée, qui ne servait que de bouquet final à la maison close, la clôture de ce feu d’artifice qui aura fait tant d’heureux, mais qui aura causé tant de malheurs aussi. Du côté de chez Madeleine, on savoure ce moment, mais on se remémore aussi cette fameuse nuit, et le présent se confond avec le passé. Est-ce un rêve ? Un cauchemar ? Ou est-ce juste la réalité ? Et alors que tout est terminé, Madeleine est adossée à son lit, souriant malgré elle, des larmes blanches coulant sur ses joues, des larmes dont la venue était annoncée dès le début du film, car la femme disait à son client : "Et à mesure que tu jouis entre mes cuisses, je sens ton sperme remonter en moi, me remplir, et il ressort par mes yeux, il y a des larmes blanches, épaisses, qui coulent sur mes joues. Ma bouche est rouge et les larmes coulent dessus, toutes blanches, et je ne veux pas les essuyer, et je pleure tellement, je n’arrête pas de pleurer." Si le sourire est un souvenir indélébile de cette soirée, les larmes sont la touche finale à ce maquillage, car en mêlant le sang au sperme, le film mêle le plaisir à la souffrance, où les larmes ne cessent de glisser, et où les lèvres ne cessent de se plisser.


"Chef-d’œuvre en bordel." C’est ce qu’avait titré Jean-Marc Lalanne (journaliste aux Inrockuptibles et anciennement journaliste aux Cahiers du Cinéma), et c’est ce que je pourrais titrer aussi tant ce film est complexe à dépouiller par tous ses aspects. Rempli de scènes mémorables dont j’ai parlé, mais d’autres aussi très inventives (comme quand Madeleine, invitée à une soirée mondaine, se fait déshabiller par un homme se révélant être Bonello lui-même, ceci étant une belle réflexion sur le rapport entre réalisateur et actrice, et les limites de la manipulation de celui-ci envers celle-ci), de quoi parle L’Apollonide ? De prostituées, c’est un fait, mais d’enfermement aussi. Une maison close ne porte pas son nom au hasard, si le sentiment de liberté peut jouir en son sein, c’est avant tout car le cadre est très bien mis en place, pour faire en sorte à ce que ça ne déborde pas. Les prostituées sont enfermées dans cette maison et dans leur métier, comme aujourd’hui où elles restent enfermées sur un trottoir, mais sauf si elles y sont forcées, sourient-elles vraiment ? "Ce soir faites comme si j'étais morte."


The Right to Love You - The Mighty Hannibal
https://www.youtube.com/watch?v=BN1KiZVuREk


Nights in White Satin - The Moody Blues
https://www.youtube.com/watch?v=cs4RG9u8IVU


Bad Girl - Lee Moses
https://www.youtube.com/watch?v=3lxp7WVXiXU

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le 2 juin 2020

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