Je précise avant toute choses que cette chronique révélera l'intrigue du film, mais il n'est à mon sens pas problématique d'être "spoilé" dans le cas présent. Il s'agit d'une oeuvre m'ayant pas mal travaillé depuis son visionnage et me laissant dans un flou quant au chemin à emprunter pour l'aborder. Néanmoins prêtons-nous à l'exercice.
Les long-métrages à scandales possèdent cette aura passionnante avant même leur visionnage, si bien que la découverte de l'une de ces oeuvres nous conditionne donc à une préparation mentale de ce à quoi nous allons assister. En effet, qui ne s'est jamais préparé avant Salò de Pier Paolo Pasolini ou Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato. Souvent, ces oeuvres nous questionnent sur nous-mêmes, remettent en question nos idéaux et notre capacité à encaisser une image. Il en ressort des objets filmiques profondément fascinants, changeant souvent notre perception de l'art et du média cinématographique.
L'Empire des sens, sorti en 1976, est l'un des dignes représentants de ces films, ayant terrifié la censure et les producteurs/distributeurs de l'époque. Le récit qui nous est présenté, inspiré d'un fait divers réel, est le suivant : "Tokyo, 1936. Kichizo, le propriétaire d'une auberge, désire fortement la servante Sada Abe. Au fil de leur relation, Kichizo a des pulsions sexuelles de plus en plus violentes. A tel point qu'il en vient presque à violer les femmes qu'il fréquente. Un jour, le drame survient : il tue une vieille geisha, alors que Sada multiplie de son côté les expériences sexuelles… ».
Cette oeuvre a été réalisée par Nagisa Ôshima, célèbre cinéaste et producteur japonais nous ayant également offert Furyo (Happy Christmas Mister Lawrence en VO) avec David Bowie. Avec L'Empire des sens, Ôshima nous invite à nous immerger entièrement dans la sexualité dans ce qu'elle a de plus viscéral et de plus dévorant. Le cinéaste se veut volontairement choquant; en proposant une oeuvre semblant évaporer peu à peu la frontière entre l'érotisme et la pornographie, il tente du moins de faire réfléchir à cette limite.
Le fait divers dont il s'inspire aura marqué le public japonais de l’époque : Sada Abe avait été retrouvée errant dans les rues, après avoir assassiné et castré son amant. Cette femme deviendra à la fois un objet de fascination et un symbole pour cette société. Elle est en quelque sorte une représentation d'une revanche de la sous-classe contre la bourgeoisie.
L'Empire des sens fit rapidement scandale en raisons de séquences de sexe non simulées face à la caméra. Interdit dans de nombreux pays et traîné dans la boue dans d'autres, il est l'un de ces grands représentants du film problématique ayant profondément divisé le public. Le cinéaste se verra même emmené en justice et devra se démener durant trois années pour faire valoir que son film n'est pas obscène. Pour lui, l'obscénité vient avant tout du regard et du rapport moral que nous portons sur les choses. Dès lors, si l'on s'accorde à cette déclaration, L'Empire des sens en dévoilerait beaucoup sur les individus le visionnant, ce qui rappelle paradoxalement que la réception d'une oeuvre est avant tout subjective.
Le métrage réussit à voguer entre les attaques de la censure et il put éviter le classement X : il ne fut "que" classé dans une interdiction aux moins de 18 ans.
Il semble évident que l'oeuvre d'Ôshima est destinée à diviser, moi-même je me retrouve encore fort partagé devant ce qui nous est dévoilé. Le film est une réussite esthétique et artistique, il s'agit au moins d'une évidence le concernant. Le travail des couleurs et leur découpage au sein du cadre offrent des plans assez mémorables. Le rouge sera central au récit, annonçant le sang et la terrible séquence finale. Les lumières, décors et costumes subliment l'image et offrent une vision très intéressante, surtout pour un regard d'européen.
L'oeuvre va, en revanche, offrir ces redoutées séquences de sexe non simulées qui semblent, à mon sens, bloquées entre la volonté de choquer une audience et celle d'aller le plus loin possible dans l'expression de l'amour menant à la souffrance. Le personnage de Sada Abe, ne supportant pas que Kichizo ne la considère pas comme son unique amour, finira par l'émasculer afin de symboliquement prendre possession de lui, de son amour et de sa sexualité. Cet acte, aussi fou puisse-t-il paraître, semble presque libérateur pour cette femme, comme un moyen de s'affirmer. Le plaisir et le désir féminin semblent être des éléments centraux dans l'oeuvre d'Ôshima. La recherche de l'amour et de l'orgasme physique sont des concepts que Sada Abe recherche, c'est alors comme un moyen de s'émanciper, de se révolter contre le bourgeois et son égoïsme machiste. J'ai en général beaucoup de mal quand un cinéaste décide de choquer pour le simple principe de provoquer, mais j'avoue que cette séquence ne m'a pas posé problème (du moins dans la façon dont elle est filmée, comprenons bien qu'elle n'est en rien facile à regarder). Peut-être est-ce simplement la façon dont les éléments s'agencent jusqu'à cet instant, ou simplement l'époque et la prise de risque. Si je devais comparer cela à un opposé, je citerais Antichrist de Lars Von Trier, auquel je ne pardonne toujours pas une certaine scène précise (ceux l'ayant vu comprendront de quoi je parle).
L'Empire des sens pose plusieurs questions au spectateur une fois le visionnage terminé, il en ressort une oeuvre assez compliquée à résoudre et à comprendre, tant elle semble en dehors de beaucoup de standards et de tabous établis. Ai-je aimé L'Empire des sens? Je pense oui, bien qu'il ne s'agisse pas d'une oeuvre que je voudrais revoir. Celle-ci possède une aura fascinante qui, comme le dit le cinéaste, ne laisse pas indifférent et travaille sur notre perception des concepts exposés à travers nous-mêmes. Il est parfaitement compréhensible que le film puisse avoir été qualifié de pornographique, malgré sa réussite artistique et l'aspect tragique émanant du long-métrage. Il s'agit d'une oeuvre que je ne conseille pas à tout le monde, mais qui vous laissera un souvenir indélébile tant l'objet est unique en son genre et fascinant.