« L'esprit de la ruche », c'est l'enfance, l'innocence, la foi au rêve et à l'imaginaire. Mais, c'est également la période des grands bouleversements, de la découverte du soi, de son identité, et du monde environnant. C'est le début, tout simplement, de cette grande aventure qu'est la vie... « L'esprit de la ruche » n'est rien d'autre que ça, au fond, qu'un récit initiatique qui emprunte les apparats de l'enfance simplement pour mieux nous amener à la reconnaissance du « vivant ». Afin, qui sait, que nous puissions à notre tour nous exclamer :« it's alive it's alive ! ».


Dès le générique, nous sommes mis dans l'ambiance. Dessins d'enfants, comptine, sans oublier la fameuse phrase introductive « il était une fois », tout est là pour nous rappeler l'univers du conte. Et c'est plutôt astucieux car cela va permettre à Víctor Erice de passer entre les gouttes de la censure et d'évoquer des sujets tels que la mort, l'injustice et l'oppression. Cela dit, il faut reconnaître que le film comporte peu de références explicites au régime franquiste, la plus évidente étant cette ruche, évoquée par le titre, qui symbolise parfaitement une société composée de membres obéissant docilement à un pouvoir omniscient. D'une certaine manière, c'est sans doute mieux ainsi : cela évite au film de s'encombrer de nombreuses métaphores, qui peuvent rapidement devenir pesantes, et de développer un discours dont la portée universelle n'a pas fini de nous troubler.


La grande réussite de Víctor Erice réside dans son habileté à se réapproprier l'univers du conte afin d'ancrer son histoire dans un subtil entre-deux, à mi-chemin entre récit onirique et initiatique. Cela lui permet d'épouser pleinement le point de vue d'Ana, son héroïne. Cela nous permet de percevoir le monde avec les yeux d'un enfant.


L'univers ainsi perçu nous étonne rapidement par sa capacité à marier les antagonistes : à la candeur des enfants répond l'inquiétude des adultes, tandis que des paysages arides se trouvent baignés par une ambiance ensoleillée. Insidieusement, le conte monte en puissance et nous entraîne dans un ballet visuel qui va rapidement nous faire perdre tous nos repères. À quel moment l'imaginaire parvient-il à prendre le pas sur le réel ? Difficile à savoir tant la frontière est floue entre les deux états. La force évocatrice des images est telle, qu'elle permet à Erice de lier dans un même mouvement tendresse et cruauté, insouciance et angoisse, vie et mort tout simplement.


Dès les premières minutes la confusion s’installe, comme un avertissement. Un cinéma itinérant arrive dans le village et on nous annonce la projection d'un western. Le film en question sera en fait le Frankenstein de James Whale. De cette manière, Erice nous indique qu'il faut nous méfier du discours officiel car celui-ci est trompeur. Comme ce village, d'ailleurs ! Celui-ci nous semble paisible et joyeux, avec ces gamins riants et jouant, alors qu'en fait ce n'est qu'un no man's land, perdu entre la vie et la mort. Au fur et à mesure que le conte évolue, l'impression mortifère se fait plus prégnante à l'écran : les paysages se vident de toute substance, même les trains semblent les fuir à toute vitesse. Les habitants apparaissent résignés, dépités : ce ne sont plus que des âmes en peine cherchant désespérément une porte de sortie, comme le père avec ses abeilles ou la mère écrivant des lettres à un hypothétique amant. Mais tout cela est factice, l'espoir n'est qu'une vaine illusion.


Tout ce que l'on voit, c'est cette ruche et ses abeilles soumises. Erice insiste un peu trop sur sa métaphore, certes, mais il se rattrape avec un visuel finement travaillé, qui rappelle malicieusement l'image de cette cage dorée : c'est une lumière ocre qui envahit l'espace, ce sont les alvéoles de la ruche que l'on retrouve sur les murs de la maison...


Il n'y a qu'une seule façon pour pouvoir s'extraire de cette réalité nocive, c'est en empruntant le chemin de l'imaginaire. Contrairement à sa sœur, Ana croit au fantôme, au monstre, et ne pense pas un seul instant à faire semblant. Elle croit sincèrement aux images : lorsqu'elle voit la créature de Frankenstein commettre un meurtre, elle pense que la scène est réelle. Par le biais de la fiction, elle perd son innocence, mais grâce à l'imaginaire elle va gagner en maturité et en liberté. C'est parce qu'elle refuse de subir cette réalité, qu'elle fait la connaissance du monde extérieur (le fugitif) et qu'elle vient à bout de ses propres peurs (le monstre).


Comme Laughton avec The Night of the Hunter, Victor Erice se sert de l'univers du rêve pour exposer avec finesse les croyances et les peurs de l'enfant. C'est en utilisant avec la force de l'imaginaire qu'il nous délivre la clef de notre émancipation. Avoir la conscience de soi pour ne pas se soumettre passivement. Ana, elle, a bien compris quel était le chemin de sa liberté. En répétant inlassablement « je suis Ana » afin de rencontrer le monstre, elle a pris conscience qu'elle valait bien plus qu'une simple abeille et pouvait, sans crainte, prendre son envol.

Procol-Harum
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le 12 nov. 2021

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Procol Harum

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