L'Étranger
6.4
L'Étranger

Film de François Ozon (2025)

Ceci est ma première critique, alors je me lance :

Ce jeudi 30 octobre j'ai pu assister à la projection de ce film, il me semble que c'est une réussite. J'ai pourtant appréhendé son visionage, malgré une affection particulière pour Ozon. Il va sans dire que les adaptation de romans classiques au cinéma, à notre époque qui plus est, m'ont rarement touché ou atteint - exception faite pour Illusions perdues ou Eugénie Grandet -. On se retrouve le plus souvent devant une contrefaçon, une réécriture, bref une œuvre qui n'a pas su se servir des nouveaux outils que le cinéma lui mettait à disposition.

Ainsi, je pense que le film mêlent deux aspects : adaptation et interprétations du roman, et libertés prises.


En premier lieu, Meursault peut paraître insensible, froid, à la limite d'un vide, d'un néant - c'est en tout cas ce qui est ressorti de discussions après la séance -. Cele me paraît être une mauvaise compréhension : jusqu'à l'ultime scène de l'aumônier, Meursault est tourné vers l'extérieur. On pourrait croire qu'il ne vit pas, au sens figuré du terme, pourtant, il ressent, il observe ; ses sens se perdent dans le monde qui l'environne. Son œil se porte vers un tavernier qui fustige contre un ivrogne ; son oreille est guidée par les cloches de l'église, les appels du muezzin et les râles d'un vieil homme : pleure-t-il son chien ou le bat-il ? qui sait, Meursault écoute ; quant à son goût ? le café au lait, ou bien noir, se mêle à un arrière goût de tabac, la cigarette constamment en bouche, le café perpétuellement dans le sang, Meursault est sans cesse en éveil, quoiqu'un peu embrumé ; cette brume fait partie intégrante de son paysage olfactif, elle occupe l'espace autant que Meursault, mimant son double, parfaitement symétrique à son visage, il contemple ce paysage fugace, qui sans l'ombre d'un doute, va disparaître et recommencer ; enfin, c'est par le toucher que Meursault est à lié à ses frères humains : les bras, les hanches et le sein chaleureux de Marie, l'embrassade amicale de Raymond, la poignée de main fraternelle de Céleste ; le seul qu'il ne touche jamais est Moussa, l' "arabe".


Toutefois, autre chose le colle : du cloaque où il est emprisonné, des bains d'Alger, des plages de sables blancs, de la campagne et du désert de mort, cette chose le guette, le suit, le pénètre : le Soleil. L'esthétique noir et blanc permet d'accentuer ce contraste : la lumière est omniprésente. Quand Meursault est accompagné, on aperçoit quelques fois l'obscurité, mais pour un bref instant, le Soleil revient, la lumière l'inonde. Ainsi, l'astre ne quitte plus Meursault lorsqu'il est seul ; le Soleil fait régner sur lui son empire. Il le pousse au meurtre dit-il... Même dans la noirceur d'une veillée mortuaire, le gardien allume une lampe à la lumière froide et réconfortante ; nous sommes en contre-plongée, la lumière surplombe l'endeuillé : Meursault vassal du Soleil ; Meursault vassal des faisceaux lumineux. C'est le point fort de ce film, Ozon a trouvé la clé de voûte de l'œuvre camusienne : le Soleil. Camus, lecteur et admirateur de Plotin, ne cessa de rechercher Dieu, peut-être le trouva-t-il dans l'Astre ; m'enfin le Soleil poursuit Camus depuis Noces et L'Été : il est sa quête d'absolu.


Concernant les autres personnages, quatre nous saute aux yeux : Marie, Raymond, Céleste et Salomano - il y en a bien deux autres, mais nous y reviendrons pour les libertés -. Ils servent à cerner Meursault, qui vous l'aurez compris, avant les dernières minutes ne se livre que par ce qui lui est extérieur. Marie l'aime pour ce qu'il est : honnête, vrai et franc, mais aussi pour ces bizarreries : taciturne, indifférent et sans tact. Cependant, Marie nous révèle sa sensualité, il l'a cherche, l'épie, la recouvre. Raymond nous dévoile un homme loyal, bon vivant - qui aime boire et manger -, et surtout assez lointain de ce qui n'atteint pas sa sensorialité. Quant à Salamano et Céleste, chacun à leur façon, nous apporte un Meursault qui semble écouter, mais qui paraît avant tout spectateur. Quand Salamano lui parle de son chien, il semble loin, ailleurs ; il n'est pas actif lors de cet échange, il est à côté. Son corps est ancré sur cette chaise, face à son interlocuteur, son esprit ne semble pas convié à la conversation : il regarde, l'air de rien, mais Salamano paraît libéré : il sait écouter. Pour le cas de Céleste, c'est assez semblable. Meursault lui rend visite dans son restaurant afin d'obtenir le brassard de deuil. Dans le silence d'une arrière salle, Céleste, la mine éplorée, lance un bout de phrase : "On a qu'une mère". Meursault l'entend, mais il n'est pas là. Il ne se sent pas concerné par ce qui est dit : Céleste est peut être le seul personnage qui ne nous apprend rien en définitive. Il est le seul qui suppose : il suppose que Meursault souffre, que Meursault est en deuil ; que Meursault se retrouve seul. Céleste s'inquiète pour son ami, ses yeux transpirent de compassion ; lors du procès, il est et sera le seul à utiliser le mot "malheur", celui-là même que choisira Meursault, pour désigner la porte vers laquelle sa vie se dirige.


Pour clôturer cette partie sur l'adaptation et l'interprétation, il faut dire un mot sur la performance. Benjamin Voisin, de nature si expressive, a dû se faire violence et laisser l'environnement jouer pour lui dans un premier temps - c'était aussi une de mes craintes, celle de voir adapter un style littéraire au cinéma. Dans le livre, le style passe par des phrases courtes, presque sèches, à des phrases plus longues, vigoureuses, sensuelles : Meursault bavarde sur ce qui le lie au monde : les sens, pas les sentiments -. À dire vrai, c'est cela jusqu'à la scène avec l'aumônier ; Voisin tempère le jeu, feint le non-être, c'est le monde qui se joue sur Meursault. Néanmoins, arrive la fameuse scène : Meursault explose, exulte de rage et de liberté. Le jeu a trait au style romanesque - il faut aussi noter le passage du premier parloir et de la référence au Malentendu, Meursault parle beaucoup, on y perçoit pour la première sa vision de l'existence -. Pour les autres personnages, Pierre Lotin parvient assez bien a capté l'aura de rustre de Raymond et Rebecca Marder accroche avec brio le rôle de Marie, ici pour combler les ambitions sensuelles de Meursault, mais elle veut plus. Elle veut être considérée pour ce qu'elle est, pas seulement pour ce que Meursault y projette. Le personnage de Marie peut paraître éreintant parfois, cependant c'est la vision de Meursault qui le sculpte : elle demeure la Marie de Meursault.


Si l'on en vient maintenant aux libertés, celle prise sur l'excès de sensualité entre Marie et Meursault est une réussite. Dans le roman Meursault ne semble pas particulièrement à la recherche de Marie, il n'est pas instigateur du mouvement sensuel. Chez Ozon, Meursault tend à l'ivresse : dans le cinéma, c'est lui qui lance l'étreinte, qui aggripe le sein et s'accroche aux lèvres de Marie ; sur la plate-forme flottante, la tête posée sur la matrice de Marie, son regard se porte plus bas : il aspire à elle, la comble, la contemple. Et tout ces embrassements existent pour la scène de l'ultime parloir, Meursault affirme qui leur corps éloignés, rien les lie. Rien n'a d'importance à part ce qui est ancré dans le présent, dans l'instant, dans la peau.


Enfin, ce qui rend ce film si particulier dans ce qu'il raconte c'est qu'il aborde l'histoire avec une grille de lecture anticolonialiste. Et quelle surprise ! Ozon a très certainement compris Camus comme ce dernier voulait qu'on le comprenne. Ozon innove en offrant de la visibilité aux deux "arabes" : il les nomme ; Djémila et son frère Moussa. Leur histoire est en arrière plan du film, mais d'une certaine façon, ce film gravite autour. Ozon appuie sur le constat que nous nous faisons de prime abord : Meursault est plus jugé pour son absence de larmes que pour son meurtre. Mais quel meurtre ? Celui d'un arabe. D'un indigène. D'un sans nom. Derrière le silence de Camus, Ozon a su déceler une critique alors absente des analyses dominantes. Quand on sait que trois ans avant la publication de L'Étranger, il publie onze articles sur la "misère de la Kabylie", faisant une étude socio-économique et critique de la situation du peuple Kabyle en 1939. Camus a été un témoin du terrain de la misère, de la souffrance et du regards de ceux considérés comme des "sous-humains". L'absence de critique et le silence sur le fait colonial qui ont été reproché à Camus trouvent ici un haut parleur sous la lentille d'Ozon. Ce film a su donner une voix, des mots aux marginaux, aux ostracisés d'un peuple pourtant chez lui.

Ainsi, le film s'achève sur deux plans : des rayons qui se frayent un chemin à travers une figure circulaire, piquée "de mille trous" ; sur Djémila, qui avance délicatement et faiblement vers la tombe de son frère Moussa, au sommet d'une colline, surplombant la mer, face au Soleil et l'infinité du rivage. La critique et l'ode clôturent.


Créée

le 2 nov. 2025

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