Pour mon premier film de Capra, je partais avec un certain a-priori, celui de découvrir l'oeuvre d'un cinéaste gentillet plein de bons sentiments, visant à promouvoir la franche camaraderie dans ce bon vieux pays de l'oncle Sam.

Et c'est un peu le cas durant 1H, d'abord l'histoire est assez invraisemblable :

L'estimant incompétente, une journaliste Ann (interprétée par Barbara Stanwyck) est en passe de se faire virer par les nouveaux propriétaires du journal, qui veulent changer leur politique en faisant dans le sensationnel.
Du coup, de rage, celle-ci, un peu pimbêche, rédige en pied de nez, une fausse lettre d'un indigné anonyme qui sera son ultime article "sensationnel"(lettre signée John Doe, le Jean Dupont local), cet indigné annonçant qu'il va se suicider car il a perdu son emploi, et qu'il y a de la corruption dans toutes les sphères de la société, bref le monde c'est de la merde.

L'article fait un buzz énorme et on en parle dans tout le pays, tout le monde veut connaître le vrai John Doe, et on lui fait des propositions d'emploi à tout va.

La journaliste débarquée est rappelée par ses ex employeurs, pour faire la lumière sur l'histoire, elle leur révèle que cette histoire est un "fake" qu'elle a inventé de toute pièce. Pour ne pas perdre la face, et être qualifié de journal d'amateurs, ils ont l'idée d'engager un faux John Doe qui jouera dès lors un rôle, sans vraiment trop savoir jusqu'où cette histoire les mènera. Et ils recrutent un semi-paysan semi-clochard, John Willoughby (Gary Cooper), qui devra se prêter au jeu, en prononçant des discours radiophoniques, faisant des interviews pour propager la mélodie du bonheur et son désir de révolte, moyennant rémunération.

Bref c'est assez confus, ça s'enchaîne très vite, ça parle à toute vitesse, surtout Barbara Stanwyck, véritable pile électrique est assez épuisante, mais quelle énergie, et au final quel charme!

Et ça continue jusqu'au point d'orgue du monologue mielleux et interminable d'un ahuri qui raconte les petits bonheurs de sa vie digne d'Amélie Poulain :

(de mémoire)"Grâce à vous John Doe, j'ai compris qu'il fallait que je sois heureux, que je casse la barrière, l'enclot qui me sépare de mon voisin, et que je lui dise bonjour! Je croyais que c'était un gros connard mais non mon voisin est gentil, et c'est mon ami, et il m'a répondu avec un grand sourire, et lui-même m'ignorait car il pensait que je ne l'aimais pas! Mais maintenant on va tous être solidaire dans cette bonne vieille Amérique! John Doe vous êtes notre sauveur!"

Bref horrible... Et pourtant, il ne faut absolument pas prendre (à mon avis) ce passage du film au 1er degré.

D'abord parce qu'il y a le compère de John Doe, un autre clochard anarchiste qui n'est pas dupe de toute cette mascarade depuis le départ et sent le plan foireux, et qui reste en retrait tout en se moquant de l'histoire racontée.

Ensuite à cause du déroulé des événements, de l'ampleur que va prendre progressivement le récit, la finesse et l'évolution des rapports entre les personnages, la complexité des situations qui va croître, l'ambiguïté générale, de la mise en abîme sur la condition d'acteur, du réalisateur (comment faire en sorte que John Doe ait l'air révolté sur une photo, comment jouer, investir un texte devant le public, la dissociation entre le comédien (ou le politique) entre l'image et la réalité, entre ce qu'il dit et ce qu'il est), sur la société médiatique, son intrication avec le monde politique, la démagogie, le populisme, les foules incontrôlables et imprévisibles, la manipulation...

Et perdu au milieu de tout ça notre pauvre John Doe qui se lance malgré lui dans une histoire qui va le dépasser totalement, sans vraie conviction, ce qui le concerne avant tout c'est pouvoir manger à sa faim, rejouer au baseball en se faisant payer une opération du bras, et séduire Ann dont il tombe amoureux. Or il va devenir une sorte de figure de super-héros bienfaiteur (ou de figure christique, même si cette approche me branche moins), une idole que l'on va adorer ou brûler en fonction de l'image qu'elle nous renvoie (et là on est très proche des thématiques de Batman, et des super-héros en règles générale). Autre exemple typique dans la relation sentimentale avec Ann, est-elle amoureuse du héros qu'elle a crée, ou de l'homme ?

Et il faut inévitablement parler de Gary Cooper, qui joue "aussi bien" le mec au bras cassé que Chuck Norris dans "la fureur du dragon".
J'ai été sacrément surpris, je ne crois pas l'avoir déjà vu jouer, mais je pensais que c'était un grand dadet (plus d'1m90) un peu monolithique et pas particulièrement emballant.

Et il est juste génial, touchant, drôle, inspiré, grande carcasse timide qui se prend au jeu médiatique (Son grand discours radiophonique est juste fabuleux, au départ il est pataud, il bafouille, il bute sur les mots qu'il lit, et progressivement il enflamme l'auditoire avec une prestance hors norme) et qui finit par croire aux discours qu'on lui fait prononcer (et qu'on lui demande parfois de choisir), et qui va faire pleine confiance au personnage d'Ann qu'il aime. Pourtant elle est vénale, elle accepte volontiers les bagouses du neveu du propriétaire du journal, elle est prête à tout pour atteindre son but, lorsqu'elle n'est pas inspirée pour écrire le discours de Doe, elle va même jusqu'à récupérer le journal intime et vendre les convictions réelles de son défunt père (et sous les conseils de sa mère!).

Bref démagogie à tous les niveaux, la machine John Doe pour l'instant est apolitique et enthousiasme le pays tout entier, et on comprend alors le regard ironique sur le discours pseudo bienveillant du type qui raconte sa vie à la Amélie Poulain. Ca bascule évidemment à partir du moment où le politique tente de s'accaparer le pantin John Doe pour servir sa cause personnelle. Par un concours de circonstances, John Doe ayant développé de vraies convictions, va se révolter et ne plus se laisser dicter sa conduite pour instrumentaliser les gens, et c'est à ce moment précis où l'on va révéler qu'il n'est qu'imposture. Et c'est donc là que monsieur Amélie Poulain lui crachera à la gueule, quand il apprendra que John Doe n'a jamais existé dans un paradoxe génial :

Quand John Doe prononce un discours insincère il était suivi par le public, et quand il commence à avoir de réelles convictions et que plus que tout "c'est l'idée qui est belle", on le jette simplement parce que l'image ne convient plus.

Faut-il dès lors qu'il se sacrifie pour la cause ? Pour ces gens qui l'ont porté aux nues aussi vite qu'ils le haïssent désormais ? Faut-il qu'il se jette du haut du building comme son présupposé suicide du départ l'annonçait, pour qu'on puisse le croire ? Pour que les gens soient "heureux" et vivent l'american dream ? Cela en vaut-il la peine ?

La scène du discours saboté et qui flingue définitivement John Doe auprès du public (là encore ça m'a rappelé batman 2, avec le pingouin, mais aussi Forest Gump) sous la pluie est grandiose, la relation qui se développe avec Ann est fascinante, le final dans la tour est somptueux, là aussi c'est une image récurrente des films de superhéros (Batman 89 finit quand même en haut de l'ultime tour d'une cathédrale gigantesque, et sur quelqu'un qui va inévitablement chuter dans le vide, le joker en l'occurrence).

Brillante mise en scène des derniers instants, aucune musique, juste une ambiance mortuaire effrayante, de personnages qui errent, qui rôdent, inquiets du sinistre présage qui couve et que l'on ne pouvait même pas soupçonner une seconde vu le ton général bon enfant du film!

Au final, évidemment, c'est l'amour qui triomphe, mais au prix des convictions et des illusions perdues, pour un regard assez désabusé sur la politique et la société médiatique d'une profonde actualité.

Bref ce film pas manichéen (en tout cas pas au premier degré, même si les méchants "officiels" sont des stéréotypes du genre), la finesse des personnages, l'acuité de son analyse (même si l'ensemble va très/trop vite pour la profondeur du sujet avec des raccourcis qui peuvent entraver la crédibilité d'ensemble, et en même temps c'est peut-être mieux comme ça, surtout dans le registre de la fable) est passionnant de bout en bout.
KingRabbit
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le 12 avr. 2013

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KingRabbit

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