Il y a des œuvres auxquelles on ne saura pas retirer une certaine cohérence, et c'est une qualité que je suis prêt à concéder volontiers à cet Inconnu de la Grande Arche.
Parce qu'en effet, difficile de ne pas voir dans les efforts de mise en forme du réalisateur Stéphane Demoustier le même souci du détail que celui qui anime cet architecte que le film a dressé comme sujet. Format carré, bien évidemment ; photographie passée des années 80 ; plans mettant en évidence la géométrie des lieux, et tant d'autres choses... Pour toutes ces raisons, l'effort formel ne peut être que louable...
Et pourtant, loin d'être une évidente force, cette caractéristique est aussi une paradoxale limite du film. Car un peu à la façon de ce Johan Otto von Spreckelsen dont le film ne cesse de vanter le jusqu'au-boutisme artistique – notamment dans ces petits détails qui n'en seraient pas – Demoustier semble avoir négligé au bout du compte le rendu d'ensemble. Puisque de la même manière qu'on semble oublier qu'au-dela des détails, l'Arche de la Défense reste un gros cube de béton assez grossier et primaire, il en va de même avec ce film qui, au-delà de ses mêmes détails, peine à s'extraire des rigidités françaises dont il passe pourtant son temps à se plaindre.
C'est parfois verbeux, plat, simplement démonstratif, et au bout du compte, beaucoup de moments de ce film finissent par relever de l'anecdotique.
Alors c'est vrai, on peut sortir de ce film non sans satisfaction.
lI y a l'audace et la force d'un sujet, quelques reconstitutions numériques plutôt signifiantes et réussies mais également l'intérêt d'un questionnement et d'un regard, notamment sur la question de l'artiste et des compromissions auxquelles il se doit de faire face lorsque son art doit s'exprimer au travers d'une partition collective. Par rapport à tous ces aspects-là, il serait clairement abusé de dire que Stephane Demoustier passe à côté de son sujet.
La structure du récit respire bien, les scènes parviennent régulièrement à mettre en opposition des enjeux sans sombrer dans l'opposition binaire, quant à l'interprétation, elle sait donner du corps à tout cet ensemble, ce qui fait de ce film un ouvrage franchement honnête.
Néanmoins, le souci que j'ai avec ce film – et que je peux ignorer au moment de m'exprimer à son sujet – c'est à quel point il n'a jamais su se rendre sympathique à mes yeux. Pire que ça : plus que de l'absence de sympathie, c'est bien de l'antipathie qui, chez moi, s'est retrouvée au cœur de cette affaire.
Parce qu'il aura beau avoir fait l'effort de ménager une certaine distance critique à l'encontre de son sujet que malgré tout, cet Inconnu de la Grande Arche n'en reste pas moins une ode faite à l'artiste et à son génie dans leur toute puissance absolutiste.
Au fond l'Arche compte peu dans cette affaire. Elle est d'ailleurs très peu montrée, un peu comme si Demoustier lui-même doutait de sa puissance évocatrice.
Elle traine tantôt ici en maquette et d'autres fois c'est à nous de la deviner à travers des dessins rudimentaires.
L'art, dans toute cette histoire, pèse finalement bien peu face à la toute puissance de l'artiste et de sa vision.
Et j'avoue que ce genre d'intérêt m'interpelle toujours un peu. Poser comme sujet central de son œuvre la volonté d'un seul qui aspire à triompher de toutes les contraintes d'un monde, c'est là le genre de préoccupations très socialement situées dans lesquelles je ne me reconnais que très peu et qui génèrent généralement chez moi une certaine hostilité.
Qu'on empêche un peintre de peindre ce qu'il veut ou un écrivain de dire ce qui a à dire, je peux partager le sentiment d'injustice et d'oppression. Mais quand il s'agit d'engloutir 1,3 milliards dans un projet architectural techniquement plein de contraintes et qui va impacter durablement le paysage parisien – et qui plus est dans un contexte de rigueur budgétaire ! – alors oui, moi je peux entendre que la passion d'un seul – fut-elle artistique – puisse être questionnée, modérée, voire brimée.
Or, dans cet Inconnu de la grande arche, l'absolutisme de l'artiste – qui fait en plus écho à l'absolutisme du monarque mitterrandien – semble avoir une certaine légitimité auprès de l'auteur. Pire que ça, elle est carrément un sujet, si ce n'est le sujet.
En cela, difficile pour moi de ne pas me retrouver face à cet Inconnu comme j'ai pu, déjà par le passé, me retrouver face à cette fameuse Grande Arche.
OK, il y a un geste d'artiste qui a été posé là et je pourrais franchement m'arrêter à ça. Tant mieux pour ceux à qui ça parlera et au fond qu'importe si ça ne me parle pas. À chacun son art, après tout... Seulement voilà, sitôt je considère les moyens qui ont été mobilisés pour le réaliser et le fait que c'est ce projet-ci qui ait fini par s'imposer dans ma salle de cinéma plutôt qu'un autre, que forcément ça m'interroge davantage sur sa pertinence, sur sa légitimité, et sur le goût que j'ai pour son esthétique.
Parce qu'encore une fois, non, ce film n'est certes pas dépourvu de qualités et j'entends qu'on puisse s'en tenir à cela. Mais pour ma part, j'avoue que je ne saurais jamais vraiment me satisfaire de cet art qui se regarde lui-même et qui peine à se transcender formellement pour être en mesure de se justifier au-delà de son propre milieu.
De quoi retourner au film son propre discours : quoi de plus français que de brimer l'art par des normes et des conventions bien rigides. Au bout du compte, c'est la radicalité potentielle du projet qui se retrouve étouffée. Et ce qui devait être blanc et lumineux sur le papier finit par être concrétisé en un gris tout triste.
Voilà bien une perturbante analogie pour un tel film, surtout quand celle-ci traduit aussi bien l'architecture grossière d'un art bien moins fin que ce que son auteur peut en penser...