Au nord-est du Portugal, le Rio Duero dessine la frontière avec l'Espagne. Réserve naturelle, la zone est protégée et semble immuable. Fernando est ornithologue. Installé dans son kayak, armé de jumelles, il descend la rivière et observe les oiseaux, à moins que ce soient les oiseaux qui l'observent. Le temps est comme arrêté.
Depuis son premier long métrage, O fantasma, João Pedro Rodrigues explore l'animalité humaine. Ses personnages se heurtent aux forces de la nature et à leurs propres pulsions, créent des alliances, se griment ou se transforment, se laissent posséder. Les récits réels et fantasmés étaient jusqu'alors principalement urbains. Avec L'ornithologue, le cinéaste semble franchir une étape. Entièrement tourné en décors naturels, son nouveau film pousse l'exploration encore plus loin.
Si le mythe de Saint Antoine (né Fernando, saint national portugais et accessoirement patron des marins, naufragés et prisonniers) a inspiré le récit, les rencontres de l'ornithologue avec deux pélerines chinoises plutôt dérangées puis un berger prénommé Jesus ne sont guère catholiques. Mystique mais paganique, volontiers blasphématoire, le film est présenté par son auteur comme un récit d'aventures, et c'est dans cette fable bientôt surnaturelle que le spectateur se plonge avec abandon et plaisir.
La charge érotique est comme toujours chez Rodrigues extrêmement puissante. La stature terrienne de Paul Hamy, son corps de dieu antique, la douceur de son regard et la voix du cinéaste le doublant font de Fernando un objet de contemplation et de désir. Il est à sa place parmi les oiseaux sauvages et rares, animal lui-même en pleine mutation. Le jeune Jesus (Xelo Cagiao), pâtre échappé d'une pastorale païenne affiche une nudité candide et forcément désirable. Le parallèle avec L'inconnu du lac de Guiraudie et Métamorphoses d'Honoré est évident. On est dans la même veine, la même symbiose avec l'eau, la terre, les arbres. On s'aime, on se tue, on s'aime à nouveau.
C'est évidemment un film de mise en scène. La maîtrise du cinéaste est absolue. On est là face à l'évidence. Du long prologue silencieux observant les oiseaux aux apparitions nocturnes, de la chaleur de la vallée à l'humidité de la forêt, la caméra est féline, les raccords limpides, la lumière domptée. Le travail sonore est riche et profond, immersif lui aussi. Magnifiée par la partition de Séverine Ballon dont le violoncelle semble révéler les bruits de la nature, la bande son fait corps avec l'image. La musique est comme un personnage, une présence en tout cas, une incarnation. Depuis Resnais, peu de cinéastes lui accordent autant d'importance.
C'est un voyage initiatique doublé d'une fuite, une mue progressive, un long trip. L'ornithologue est un film qui tient volontairement le monde à distance et se place hors du temps, un conte mystérieux dont l'épilogue est une promesse. Sensitif et peu bavard, le cinéma de Rodrigues met en images nos rêves, joue avec nos peurs et nos fantasmes, nous transporte et nous transforme.

pierreAfeu
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le 18 oct. 2016

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pierreAfeu

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