Subversif, impertinent, complètement dérangé ou peut-être tout simplement génial, sont autant de termes pouvant qualifier Seijun Suzuki, réalisateur prolifique et un peu à part dans le paysage cinématographique nippon. Il choc, interpelle, bouscule les consciences, il est le poil à gratter qui manque cruellement de nos jours, on aime ou on déteste son travail mais comptez sur lui pour lutter contre le consensus moral.
Avec "La Barrière de chair", il nous offre la vision d'un japon à la sortie de la guerre qui fait froid dans le dos ! Le pays semble totalement ravagé, soumis à un occupant américain qui se fiche pas mal de la population locale, laissant les petites frappes et les yakuzas imposer leur diktat ! Le chaos s'étend à travers tout le pays, les ruines garnissent le paysage, les cadavres s'amoncellent dans l'indifférence générale, de toute façon la population est trop occupée à rechercher de la nourriture et les soldats us, eux, sont plus préoccupés à profiter des plaisirs locaux qu'à autre chose. Le Japon est à la dérive, on ne croit plus les dirigeants, on n'a plus confiance dans les institutions ni aux hommes. Dans cette société dégradante, glorifiant la barbarie et le comportement bestial, un groupe de femmes décident de se passer des hommes, indignes de ce qualificatif, et se lancent dans la résistance, à leur façon. Ce sont des prostituées, elles décident de se passer d'un mac pour former une sorte de micro société libre et indépendante !
Pas de sexe non tarifé, voilà leur devise ! On couche pour de l'argent, puis l'argent sert à se nourrir ; voilà leur fonctionnement ! Le cadre est strict, presque militaire d'ailleurs c'est une sorte de guerre qu'elles mènent contre cette nouvelle société japonaise, indigne elle aussi, et contre l'occupant américain. Dans les faits, la résistance se traduit par une interdiction de fricoter avec l'ennemi, sinon le châtiment sera terrible ! De même elles affichent un profond mépris pour la populace complice, n'hésitant pas à molester ou à cracher à la figure de ces collabos.
Suivant leur principe, le sexe devient un moyen pour survivre en temps de guerre, et comme on ne gagne pas une guerre avec des sentiments, l'amour est exclu bien évidemment.
Leur petite monde fonctionné parfaitement jusqu'au jour où un homme fait son apparition, il est rustre, machiste, violent bref un mâle dans toute sa splendeur ! C'est un soldat démobilisé, il ne se reconnaît pas dans ce nouveau japon et pleure un certain idéal disparu. Il n'est pas attiré par ces filles et utilise le groupe pour vivre tel un pacha. Il n'hésite pas à les renvoyer devant leur contradiction, lorsque l'une d'entre elles va enfreindre les règles, couchant pour le plaisir, il relève très bien que c'est la jalousie qui anime le courroux des autres prostituées plus que le respect strict d'une quelconque idéologie. Pendant que la coupable du crime d'amour est punie, lui sent le désir pour cette femme s'éveiller. Plus rien ne sera comme avant dans le groupe, l'amour commence à faire des ravages et à réveiller les consciences ; l'apparition du sentiment amoureux va permettre à ces filles de s'émanciper.
Le film possède ainsi bien des qualités, j'ai bien aimé voir ces filles monter leur propre business et défendre leurs intérêts en castagnant la concurrence. Et puis il a le passage avec Shintaro qui va vite s'imposer comme le coq au milieu de la basse-cour, profitant grassement de sa position et claironnant n'être intéressé que par la nourriture et le sexe ; pourquoi vouloir autre chose d'ailleurs !
Ce qui frappe surtout, c'est la mise en forme de l'amour qui s'immisce progressivement dans les esprits de chacun, apparaissant comme un miracle dans un champ de ruines après la scène du châtiment et guidant ces pauvres âmes vers un lendemain meilleur, enfin peut-être. La satisfaction des besoins primaires a permis la survie au milieu du chaos, croire en l'amour, c'est avoir foi en l'humanité et pouvoir enfin vivre ! Voilà une bien belle conclusion pour ce film en tout point atypique.
Formellement, Suzuki étonne par sa réalisation stylée et des innovations qui ont le grand mérite de servir le récit. Les différentes prostituées sont ainsi représentées par différentes couleurs, permettant ainsi de les démarquer du reste de la population, aux teintes grisâtres. Mais surtout, l'utilisation des couleurs va permettre à Suzuki de montrer l'évolution de leur sentiment, représenté à l'écran par de petites saynètes colorées. L'amour, la passion, a le droit à un traitement visuel particulier ; les corps semblent se dévoiler au milieu de la pénombre comme cette prostituée mise en lumière au milieu d'une pièce sombre, hypnotisant de la sorte un soldat ébahit. C'est aussi la façon de représenter les corps, en position de croix toute symbolique lors de la scène du châtiment, ou s'enlaçant ardemment lors des ébats.
Suzuki nous propose un spectacle décalé, haut en couleur, où la forme est toujours au service du fond ! Bien sûr les personnages sont archétypaux, les actrices surjouent un peu et certains passages sont un peu trop appuyés (comme la scène avec le prêtre). Mais "La Barrière de chair" reste une œuvre à part, visuellement étourdissante, fascinante par son ambiance érotique et son univers déjanté. Un film qui marque les esprits, l'une des meilleures réalisations de Seijun Suzuki.