Alors que Patrick Chiha s’y était déjà essayé il a quelques mois avec La Bête dans la Jungle, Bonello offre aujourd’hui sa propre itération du court roman d’Henry James. Les deux cinéastes ont en commun de ne pas se tenir au texte originel, et d’en déployer sur d’autres temporalités les enjeux : celui d’un temps cyclique illusoire chez Chiha, tandis que Bonello construit sur ces fondations une Histoire de l’amour traversant les époques.
L’idée fondatrice reste cependant la même : sonder la peur de l’individu face à la prise de danger qu’est le sentiment amoureux. Sur trois incarnations, deux individus s’approchent, marivaudent et, surtout, déclinent le pur don de soi. L’occasion pour le cinéaste d’opérer une étude diachronique de la romance. En 1910, dans les bals cossus d’une haute société encore insouciante des ravages du siècle à venir, l’amour est dissert, formulé avec raffinement par des experts de la question, jusqu’à ce que la femme ne puisse franchir le pas lorsqu’il s’agit, enfin, de cesser de parler pour aimer. On retrouve ici, dans le soin porté à la fluidité des mouvements, le grain de l’image et la posture toujours impeccable des protagoniste la rigidité fantastique du Temps de l’innocence de Martin Scorsese – auquel Bonello empruntera d’ailleurs la séquence de fantasme d’un baiser inexistant, en intervertissant cette fois les sexes, ce qu’il fait aussi avec les personnages de James.
2014 sonde les abimes de la frustration, le personnage masculin devenant l’incarnation de l’incel face à une jeune femme qui ne demandait pourtant qu’à établir le contact avec lui. L’interlocuteur est devenu le téléphone, dans un vlog cauchemardesque préparant au pire – dans lequel Bonello restitue les paroles réelles d’un tueur américain de la même époque. La mise en scène joue cette fois des codes du thriller horrifique, résume l’espace à une superbe et glaçante maison hollywoodienne, prison de verre sous vidéosurveillance où Bonello ira (un peu trop) convoquer l’imagerie lynchienne.
2044, enfin, établit donc la dystopie d’un monde que le cinéaste évoquait déjà dans Coma, exercice de style anxiogène dédié à sa fille, en affirmant « Notre époque est une sorte de nuit américaine, mais sans mise en scène ». L’IA a pris le pouvoir, après de nombreuses catastrophes, en abolissant toute possibilité de leur retour, notamment par l’effacement des sentiments exacerbés chez l’individu.
Cet idéal aseptisé nourrit une vision futuriste par retranchement, dans des prises de vues sur Paris qui renvoient bien entendu à la pandémie, vidée de toute circulation, et dont l’architecture semble être un musée à ciel ouvert où cohabiteraient classicisme et traces technoïdes de la modernité. Les voix accompagnent les protagonistes (dont celle de Dolan, en IA diablement efficiente, et le retour de Julia Faure, déjà géniale dans Coma) dans un flot rassurant, contrôlé et très discrètement dystopique, puisque les métiers à pourvoir ne peuvent l’être que pour ceux qui auraient accepté de brider leurs émotions.
L’horreur consiste donc à imaginer un monde – et, surtout, la vie d’un individu – sans accroc, sans risque, sans catastrophe. Un univers modéré, un idéal déjà formulé par les bouddhistes, les stoïciens et autres adeptes de l’ataraxie, et qui équivaut pour Bonello à une lobotomie qui n’est pas sans rappeler la solution offerte aux cœurs brisés dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind.
Le cinéaste narrateur reprend donc le pouvoir par une narration accidentée, non linéaire, jouant des contrastes (une ouverture sur fond vert avant l’incursion en 1910), accompagnant le voyage mental d’une protagoniste qui revisite ses incarnations passées pour comprendre ses vécus émotionnels avant des éradiquer. C’est ici que les parallèles avec les narrations mentales de Lynch (dans Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire) sont les plus forts, même si Bonello reste à distance du lyrisme sensoriel de son modèle, gardant son cap d’un traitement à froid, clinique, et toujours aussi maitrisé dans sa mise en scène.
La violence des deux récits du passé est donc assurément devenue fiction littéraire, de la même façon qu’on se rend dans des clubs pour danser à la manière des années du passé qu’annoncent leurs enseignes. L’humanité et ses erreurs n’est plus qu’un (mauvais ?) souvenir. Les nombreux points de jonctions, un peu gratuits (pigeons, voyante…) tentent l’idéal d’un souffle universel qui traversait le temps et garderait intacte une humanité résistante dans son imperfection, contrepoint de cette poupée qui elle aussi trouve sa place dans chaque époque. Une figure artificielle de la silhouette humaine que Bonello avait déjà bien exploitée dans L’Apollonide (les corps exposés à consommer dans le bordel) Saint Laurent (le modèle), Nocturama (les mannequins) ou les poupées Barbie de Coma.
Un risque, c’est beau, c’est fort, c’est vivant, affirme la voyante, porte-parole atemporelle de Bonello qui clame depuis déjà de nombreux films que la tragédie ne nous enseigne pas notre impuissance face à l’existence, mais à quel point celle-ci peut nous faire vibrer. La jeunesse terroriste de Nocturama ne disait pas autre chose. Les inondations de Paris, Gabrielle en Ophelia évanescente ou Louis mué en monstre contemporain - autant d’occasions pour Léa Seydoux et George MacKay d’intenses métamorphoses – sont les catastrophes qui nourrissent certes la fiction, mais, avant tout, chantent le souffle unique de la vie humaine.
Ces déchirures cathartiques se présentent donc comme des contrepoint à la direction que prendrait une époque, effrayée par l’excès et obnubilée par l’offense au point de les annihiler. Le terrible dénouement, qui, en un sens, est d’autant plus tragique qu’il se constitue sur un climax mutilé, trouve son point culminant dans un générique proposé sous forme de QR Code : pas de sas de sortie, de temps accordé à la diffusion des émotions, de musique accompagnant le spectateur vers un retour au réel. Une dernière amputation pour nous enjoindre à la reconquête de notre humanité.