« Qui a volé le rêve de l’enfant ? »


Krank ne rêve pas. Humain artificiel créé par un scientifique, comme toute la clique de clones qui l’entoure, il vit isolé du monde sur une plateforme maritime au large du port. C’est dans les ruelles crasses de la ville rouillée qu’il fait enlever les enfants nécessaires à sa consommation expérimentale de cauchemars.


Après une ouverture façon conte pour enfants qui se dérègle avec la multiplication des bienheureux Pères Noël, l’univers steampunk, d’acier froid et humide, sombre et angoissant, s’installe. Ici les orphelins survivent en bandes, se soumettent à la loi des maquerelles du quartier, et fuient les milices de cyclopes cybernétiques endoctrinés façon secte fascisante.



Nouvelle galerie de gueules,



La Cité des Enfants Perdus c’est le défilé des monstres tendance Freaks : Ron Perlman est One, monsieur Muscle du cirque capable de faire sauter les maillons d’une chaîne, esprit de gamin au vocabulaire limité et grand cœur tendre ; Jean-Claude Dreyfus est l’évanescent monsieur Loyal déchu par l’opium et l’oubli, accroché à ses puces dressées pour se rattacher à la vie ; Daniel Emilfork est le voleur de rêve, glacial, le visage coupé au couteau, le regard comme une effraction au cœur ; Mireille Mossé, la première expérience du créateur, naine à la coupe volumineuse de la Fiancée de Frankenstein ; Dominique Pinon les clones et le créateur, grimaces et ahurissements, hystérie et abnégation, multiple ; Geneviève Brunet et Odile Mallet sont les siamoises sournoises qui mènent les enfants errants à quatre mains tentaculaires. Pas des moindres : Jean-Louis Trintignant prête sa voix au cerveau immergé dans son aquarium, manipulateur orchestral de la mécanique déréglée de son impossible évasion.



Machineries steampunks extraordinaires,



faite d’électricité, de cadrans sous verre, de tuyaux suants de cuivre : quand Caro & Jeunet volent des rêves, pas de technologie de pointe, pas d’électronique, mais du lourd, du palpable, de l’étrange et de l’hypnose. On est dans les vieux rêves de progrès mécanique de Jules Verne ou de HG Wells. Et de la même façon, face à l’écrasante mécanique déshumanisée, c’est l’humain innocent, désintéressé, qui résout l’emballement prévisible. Mais l’art des deux compères bricoleurs, encore une fois, c’est de savoir mêler les intrigues et les personnages, de les laisser savamment marcher dans des directions apparemment opposées, et de savoir réunir l’ensemble au moment opportun pour un dénouement à la fois évident et surprenant.



La vie contre la machine,



c’est l’espoir apporté par One à Miette, la petite orpheline. Une relation salvatrice de part et d’autre, entre le géant et la fillette : c’est bien l’innocence qui, seule, sait trouver les ressources pour se dresser contre l’inexorable mécanique qui régule une micro société. C’est l’infiniment petit et humble qui fait l’infiniment grand, le changement, l’espoir. L’humain. D’une larme projetée inconsciemment au cœur d’une toile d’araignée, battement d’aile d’un anodin papillon, Miette sauve sa vie en une suite de conséquences qui éteignent la ville, le phare, et envoient un cargo défoncer les pontons d’accostage.


Pour habiller les monstres et le décor de ce scénario ficelé, costumes colorés et marins de Jean-Paul Gaultier, décorum crasse de bas-fonds portuaires et de canaux d’égouts, ruelles pavées des boniments des foires d’antan, et photographie magnifique en gros plans, grand angle, décadrage et expressionnisme. L’univers de La Cité des Enfants Perdus emprunte et invente à la fois, bric-à-brac hétéroclite d’imageries punk, romantiques, dandiesques et populaires. On pense à beaucoup de choses, beaucoup d’influences, et on reconnait des éléments piochés dans la filmographie déjà passée du couple de cinéastes.
Plus ils pratiquent, plus ils se répètent et plus ils s’enrichissent.


La Cité des Enfants Perdus remplit le pari d’amener deux jeunes réalisateurs talentueux à la création riche et foisonnante d’un univers passionnant et complexe. Dans ce



conte pour enfants avertis,



il est question de la lutte pour l’innocence contre les aversions du monde, une nouvelle fois c’est la poésie de l’amour, l’innocence, contre la noirceur cannibale de l’homme prêt à dévorer la vie pour se nourrir de rêves qui le dépassent. Désillusion punk, affranchissement des carcans, innovation sur bases solides, les deux français font du cinéma de divertissement intelligent et bienveillant et imagent l’ordre social oppressant dans des uchronies dystopiques foisonnantes d’inventivité farfelue et pleines pourtant d’un angoissant réalisme.
Dans ce marasme, c’est toujours



la conscience de l’innocence qui illumine la voie.


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