D’ordinaire, je ne goûte guère aux adjectifs du genre « indispensable » ou « essentiel » trop souvent apposés, de façon quelque peu racoleuse, aux œuvres traitant d’un sujet particulièrement tragique, au premier rang desquels la Shoah. Pour autant, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils auraient aidé à conférer un peu de visibilité à cette Conférence du réalisateur Matti Geschonnek, passée relativement inaperçue. Et, pour une fois, qu’ils n’auraient pas été immérités.


Ce n’est pas la première fois que le cinéma ou la télévision s’empare de cette funeste journée du 20 janvier 1942, qui vit die Endlösung der Judenfrage, la Solution Finale à la Question juive, passer au degré supérieur de la mise en application ; non à l’occasion d’un énième discours rageur du Führer, devant des milliers de fanatiques au bras levé comme on pourrait le penser, mais dans l’ambiance blafarde et cossue d’une villa au bord du lac de Wannsee, dans la banlieue chic de Berlin. Mais l’approche de Matti Geschonnek a ceci d’original qu’elle fait une sorte de synthèse des deux approches jusqu’alors généralement employées pour traiter ce sujet délicat entre tous.


Des quinze participants à ce qui a été un peu pompeusement appelé une « conférence », l’Histoire n’en a réellement retenu que deux, Reinhard Heydrich et Adolf Eichmann – ce sont eux qui figuraient sur l’affiche du téléfilm américain Conspiration de 2002, respectivement interprétés par Sir Ken Brannagh et Stanley Tucci. De fait, s’il a eu le mérite de dépoussiérer un sujet largement méconnu du grand-public, le téléfilm avait aussi succombé aux sirènes de son casting cinq étoiles en théâtralisant l’événement, c’est-à-dire en le transformant en une querelle d’egos et de personnalités plus nourrissante pour acteurs et spectateurs, au point de perdre de vue les enjeux réels.


Matti Geschonnek évite d’entrée cet écueil en s’emparant à bras-le-corps de ce que ses collègues anglo-saxons ont négligé : les chiffres, les pinaillages technico-juridiques, les considérations géopolitiques, les théories raciales… tout le laïus nurembergeois y passe, et à aucun moment la caméra ne se tourne vers l’un des acteurs pour signifier, au moyen d’un sourire machiavélique, d’un froncement de sourcils ou d’une blague antisémite, qu’il convient de s’effaroucher de tel ou tel aspect en particulier. Non, La Conférence laisse parler ses protagonistes, tous autant qu’ils sont. Et ce qu’ils disent est aussi édifiant que leur manière de le dire.


Passée la brève introduction narrée par Matthias Brandt (acteur de renom Outre-Rhin et fils du chancelier et résistant Willy Brandt), c’est à un écœurant déluge de statistiques que se livrent quinze acteurs virtuellement inconnus mais d’autant plus remarquables qu’ils arrivent à donner de la personnalité à ce qui est essentiellement un ramassis de ronds-de-cuir venus débattre de ce qu’ils considèrent exclusivement d’un point de vue numérique et jamais humain. Aride, La Conférence donne le tournis en même temps que la nausée, mais il convient de se rappeler que contrairement au téléfilm évoqué plus haut, la quasi-totalité de ses dialogues sont basés sur les minutes de la réunion.


Le film bat également en brèche la caricature du concept de « Banalité du Mal », due aux circonstances qui ont vu Hannah Arendt la formuler : le petit fonctionnaire à lunettes étriqué dans son box pour accusés de Tel-Aviv, aux antipodes du génie maléfique fantasmé par le cinéma et la littérature. « Banal » ne veut pas dire « médiocre », comme le montre La Conférence : Eichmann et ses quatorze complices excellent à leur travail, malheureusement, et sont capables de raisonnement organisationnels remarquables. Mais chaque fois que le spectateur peut commencer à espérer que l’un d’entre eux se réveille horrifié par l’ampleur du désastre en train d’être planifié, la porte se referme violemment sur son nez. Il est plus facile d’humaniser l’inhumain que de dé-déshumaniser.


« Je vous laisse, j’ai une autre réunion dans un heure », dit l’un des participants à la fin du film en prenant congé de ses collègues, après avoir ratifié un procès-verbal qui coûtera la vie à quelques six millions d’êtres humains. Si le Mal a décidément quelque chose de banal, c’est bien d’être toujours prêt à passer à autre chose.


Szalinowski
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le 30 mai 2023

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