Majesté de l'histoire et fièvre de la fiction

La Favorite est une réussite éclatante, sur tous les plans. L'auteur de ces lignes n'aurait jamais cru écrire cela un jour, considérant la profonde antipathie que lui inspirait le nom même de Yorgos Lanthimos (personne d’autre ne trouve que ça ferait un nom de méchant génial pour un James Bond ?) depuis son insupportable Homard, dont le caractère supérieurement masturbatoire de la seconde moitié lui avait donné des envies de suicide, à l’époque de sa sortie, mais aussi son précédent film, Dogtooth, là aussi un délire d’auteur persuadé que n’importe laquelle de ses idées est géniale donc hop, fête du slip. On se doutait bien que l'interprétation du présent film allait être cinq étoiles, mais craignait légitimement que le narcissisme du cinéaste ne tue toute chance, pour le film, de fonctionner sur le plan dramatique, et même dramaturgique. Que dire ? Il n'en a rien été.


Faire des films pour le public : une bonne idée


Pourquoi n’en a-t-il rien été ? Simple, de notre point de vue du moins : parce que cette fois-ci, ce n'est pas le cinéaste qui a écrit le scénario, ni même co-écrit avec son habituel collaborateur Efthymis Filippou. Le problème de Dogtooth, du Homard, et, imagine-t-on, du Cerf sacré (que votre serviteur a soigneusement évité à sa sortie), n'était pas tant sa forme, car ce sont des films esthétiquement séduisants sous leurs dehors poseurs, que le grand n'importe quoi allégorico-conceptualisant de leurs « histoires », qui en faisait le pire du film de petit mariole. Le scénario de La Favorite n’a pas ce problème : il a beau être tour à tour parodique, existentiel, fantasque, désopilant, il n'en reste pas moins concentré du début à la fin sur son intrigue, son action et ses personnages, sans « allégorisme » pontifiant, ni artifice scénaristique superflus, ni excentricités malvenues. Il a un propos, auquel il se tient avec clarté et une remarquable nuance... et le cinéaste, plutôt que de lui mettre des bâtons dans les roues, met au contraire à sa disposition tout son sens esthétique, tout son espace cinématographique. Face au Homard, on avait l'impression que sa mise en scène ne servait qu'elle-même ; face à ce film, qu'elle sert son brelan d’as de personnages féminins avec dévotion. Aucun plan interminable, ni surchargé de sens : le seul d’une longueur inhabituelle, qui survient à la toute fin, est parfaitement justifié. L’absurdité du film n’est pas absurde en elle-même, car sa fièvre est celle de ses personnages, et non seulement celle d’un réalisateur. Et ses personnages ont autrement plus d’âme : exit le vide émotionnel du Homard ; place à une authentique tragédie, que l’humour sardonique du film ne cachera qu’un temps.


Alors donc tient-on le premier film accessible de Yorgos Lanthimos… et autant dire que ce fut bon. Le meilleur film de l'année, à ce stade, vraiment. Que ceux qui ont vu dans ses précédents films d’interminables ego trip se rassurent donc. Bien sûr, La Favorite reste un film bien à lui, dans le sens où il est doté d’un fort caractère (heureusement !) qui ne sera pas du goût de tout le monde, et pose sur l’homme (ou plutôt la femme, dans ce cas précis) le même regard à la fois attendri et dégoûté qu’il posait dans le Homard. Mais si l’on rentre dedans… qu’y a-t-il à jeter ? Réponse : nothing, my ladyship. À commencer par l'emballage, monument de sophistication, de la photographie aux costumes, sur lesquels nous reviendrons.


Et la conclusion du présent chapitre de tomber, évidente : Yorgos, sois sympa, contente-toi de réaliser, dorénavant. Tu fais ça très, très bien. Et oublie Filippou. Il a un nom ridicule, de toute façon.


Le septième art mis à contribution


L’esthétique du film impressionne très vite par son mélange de respect attendu des conventions et de modernité s’infiltrant un peu partout. Les intérieurs du manoir supérieurement photogénique de Hatfield House, déjà utilisés dans bien des films comme Greystoke et Batman mais JAMAIS à ce point, et les costumes, dont ceux d’Emma Stone (Abigail) et Rachel Weisz (Lady Sarah) durant leur première partie de chasse, qui leur donnent des airs de poupées aussi délicates que mortelles, pourraient donner l’impression d’une visite de musée, comme c’est parfois le cas devant une reconstitution historique, si Lanthimos n’avait pas fait le choix heureux d’un dynamitage des conventions visuelles attendues de la part d'un tel film. Son arme fatale : le chef opérateur Robbie Ryan, Lanthimos continuant le travail de « déshellénisation » de son équipe en s'éloignant (un temps, on imagine) de son chef op’ habituel, Thimios Bakatakis. Aux commandes du plus ambitieux projet de sa carrière, Ryan ne s'est pas départi de ses caractéristiques essentielles, l’utilisation de la lumière naturelle et une grande flexibilité quant au choix d’optiques, sous prétexte qu’une reconstitution de l’époque baroque n’a pas grand-chose à voir avec du Ken Loach (avec lequeI il a collaboré sur Moi, Daniel Blake) ou du Andrea Arnold (Red Road, Fishtank). C’est d’ailleurs peut-être pour cela que le Grec l’a choisi : il n’avait aucunement l’intention de faire un feuilleton de History Channel. Aussi la photographie du film est-elle un modèle de chaos maîtrisé, alternant souvent gros plans de visages saisis dans toute leurs imperfections et plans larges isolant les mêmes personnages dans l’immense château où se jouent leurs vies (sociales), objectif grand angle de 10mm et… objectif de 6mm, le fameux « fish-eye », qui distord l’image sans que jamais ce procédé ne semble anachronique ni ne sorte le spectateur de son immersion dans l’histoire. Tout ce que ces expérimentations ont pour effet est de le désarçonner, comme ses trois héroïnes perdent peu à peu pied dans un jeu qui les dépasse. Mais il y a une constante : la pellicule 35mm sur laquelle le film a été tourné en entier, et dont l’utilisation qu’en ont fait Lanthimos et Ryan est la plus remarquable que nous avons pu voir depuis le Jackie de Pablo Larrain.


Quel que soit le choix de cadrage ou d’optique dont il fait l’objet, La Favorite est un régal plastique de tous les instants, un certain nombre de ses plans méritant carrément d’être encadrés, comme celui d’Emma Stone filmée à contre-jour alors que son personnage attend que son adversaire Lady Sarah boive le poison, ou encore ces plans nocturnes éclairés à la seule bougie, qui rappellent forcément Barry Lyndon, mais aussi l’immense Amadeus de Milos Forman, dont le réalisateur dit d'ailleurs qu’il a fait partie de ses sources d'inspirations…


Le charme de la modernité élégamment convoquée


La Favorite est donc un film d’une grande élégance mais tout, sauf guindé, ou engoncé dans les codes d’usage, car il n’est une reconstitution historique… qu’en partie. Les trois protagonistes ont existé, que ce soit Queen Anne, Lady Sarah ou Abigail, Queen Anne était psychologiquement instable et marquée par de multiples tragédies, Lady Sarah, duchesse de Marlborough, était sa « favorite » avant d’être effectivement déchue, notamment après l’avoir menacée de faire publier leur correspondance intime, accréditant la thèse de la relation amoureuse, et Abigail était une cousine dont la famille avait été ruinée par les spéculations de son dément de père, et que la duchesse a prise sous son aile ; Abigail, démarrant du bas de l’échelle dans le palais royal, est parvenue à capter l'attention de Queen Anne, alors que cette dernière se lassait justement de Lady Sarah, qu'elle jugeait trop dirigiste et vindicative, Abigail ayant une image plus humble et enjouée ; pas du genre reconnaissant, cette dernière a contribué a la chute de sa cousine, notamment en informant le parti des Tories, opposé à celui des Whigs au parlement, que soutenait Lady Sarah ; elle est devenue baronne Masham via un mariage auquel la reine a assisté en personne ; le couple Marlborough a dû fuir l’Angleterre par la suite, consacrant le triomphe d’Abigail sur son adversaire. D’aucuns diront que ce n’est déjà pas mal, comme respect des faits, mais l’important, la substance du récit, c’est-à-dire celle de ses trois protagonistes, n’est que pure spéculation, comme les coucheries : la vérité est qu'au-delà des grandes lignes, ni Lanthimos, ni ses scénaristes Deborah Davis et Tony McNamara ne se sont souciés de l’exactitude historique, traitant au contraire cette base comme un matériau à travailler pour façonner LEUR histoire. Car pour le film, ce qui a pu se passer dans les appartements de la reine, c'est-à-dire ce dont personne d'autre que les trois protagonistes n'ont été témoins, est quasiment TOUT ce qui compte.


Ainsi, La Favorite inspire tantôt un sentiment familier aux amateurs du répertoire auquel il semble appartenir… tantôt un stimulant sentiment de voyage vers l’inconnu, car ce principal inconnu n’est PAS le pouvoir monarchique anglais du début du 17ème siècle, ses conventions, ses obsessions et ses victimes (quoiqu’à mille lieues de notre réalité), mais le monde de Lanthimos et ses collaborateurs. Les intérieurs sont majestueusement décorés, en accord avec l’époque, mais ce qui flotte dans l’air est résolument moderne. Moderne comme la désopilante scène de danse qui, plutôt que de correspondre aux canons de l’époque, pratique… le voguing. L’éclectisme de la bande originale est un autre témoignage de ce caractère insaisissable, alternant classiques de la musique baroque (Haendel, Bach, Vivaldi, Purcell) et digressions modernes, comme l’étrange La Nativité du Seigneur d’Olivier Messiaen (1935)… ou encore la version originale du Skyline Pigeon d’Elton John (si, si). Le travail de montage, souvent surprenant, contribue au dynamitage : voir, par exemple, ce moment où sont montés en parallèle Lady Sarah, sentant les effets du poison alors qu’elle se trouve à cheval, Abigail filmée de dos alors qu’elle longe un corridor, et le spectacle grotesque d’un aristocrate ventripotent auquel on n’a laissé que sa ridicule perruque, servant de cible à ses petits camarades hilares pour un lancer d’oranges. La costumière Sandy Powell a elle aussi largement contribué à cette subversion esthétique, utilisant des matériaux anachroniques pour ses costumes. Le fait que le début du 17ème siècle soit rarement abordé au cinéma a peut-être désinhibé ce petit monde.


Sur ces fondations aussi solides qu’accidentées, le film peut s’amuser avec des dialogues et des expressions qui ne détonnent miraculeusement pas dans le contexte historique, alors qu’ils nous sont parfaitement contemporains : il suffit d’entendre Emma Stone répéter « Fuck ! Fuck ! Fuck ! » après avoir commis une monumentale erreur en présence de la reine pour savoir qu’on n’est pas chez Stéphane Bern, et apprécier l’effet. La Favorite est un spectacle délicieusement insaisissable sous ses dehors lustrés, éclaboussant l’air d’un humour noir corbeau comme les costumes que portent ses actrices lorsqu'elles sont d’humeur à se faire des vacheries, faisant d’elles les objets de gags visuels parfois macabres, comme ce moment-pivot où le sang d’un pigeon éclabousse le visage de Lady Sarah. Au début du film, les lapins de Queen Anne, absurdes palliatifs à ses défunts enfants, sont soigneusement rangés dans leurs cages (sic). À la fin, ces dernières sont ouvertes, laissant lesdits lapins se disperser dans la chambre royale, échapper au contrôle de leur « mère », comme les deux aspirantes-favorites ont « échappé » à l’étiquette, libérées par des scénaristes visiblement fascinés par l'anarchisme d'un monde en proie aux intérêts individuels.


Remarque concernant la modernité du film et la nécessité de ne pas TROP en faire à ce sujet : quand Renan Cros, de CinemaTeaser, qualifie le film de « génialement queer » (passons sur le ridicule de ce terme), il fait de la très, très grosse projection psychologique. Non. Deux personnages de même sexe couchant ensemble ne font pas automatiquement un manifeste politique, de la même manière qu'un personnage de femme indépendante n'est pas automatiquement porteur de l'idéologie féministe. Et puis La Favorite est trop grand pour se soucier de ce genre de lubies. Allez jouer sur l'autoroute.


Sous la féroce drôlerie…


La Favorite est donc, dans ses deux premiers actes, d’une drôlerie assez irrésistible, et avant de basculer de la comédie noire à la tragédie majuscule dans son troisième acte, le film ménage remarquablement les deux. Il a parfois des airs de satire, mais c’est tout ce qu’il a : des airs. Dessous, c’est noir, tordu, et vicieux, aussi sale à l’intérieur que mirifique à l’extérieur, théâtre grandeur nature de la sauvagerie civilisée. L’opulent pathétique de la vie de cour, sujet rarement traité au cinéma – on pense au Ridicule de Patrice Leconte –, est ici aussi pathétique qu’hilarant.


Parallèlement à l’intrigue, ce spectacle nous donne une intéressante occasion de méditer sur les failles de la monarchie héréditaire – car tout dans ce système n’est pas à jeter, au risque d'outrer certains lecteurs. Si la couronne anglaise avait connu le même destin tragique que son ennemie française, on aurait même pu voir dans le règne de Queen Anne, dernière de sa dynastie, un signe du cataclysme à venir, mais il n’en fut rien. La maison de Hanovre remplacerait celle des Stuart, et le Royaume-Uni continuerait son irrésistible ascension. Car les deux révolutions anglaises de la seconde moitié du 17ème siècle (n’oublions pas que l’intrigue du film se déroule moins de cinquante ans après la boucherie d’Oliver Cromwell...) ne furent en rien comparables à la nôtre. Pour autant, rarement aura-t-on eu plus douloureux exemple de souverain-victime, être trop fragile pour assumer une telle charge, pour entretenir par son autorité naturelle la légitimité de la couronne. Queen Anne est l’incarnation même de la névrose du monarque assisté, perdue dans son propre château et incapable de l’assumer, traumatisée par un complexe d’infériorité contre lequel le sang ne peut rien. Et puis, la monarchie anglaise a beau avoir perduré, le spectacle de la vie de cour susmentionné n’en a pas moins de furieux airs de décadence : après tout, la chute de l’empire romain s’est faite sur plusieurs siècles…


Par ailleurs, La Favorite explore, à travers sa mise en scène de la solitude du pouvoir, la complexité du lien amoureux : ce dernier, comme toute relation humaine se voulant durable, doit se fonder sur un solide rapport de confiance, or, comment croire à la sincérité de quiconque, lorsque l’on se trouve tout en haut de la pyramide sociale ? Dans une monarchie idéale, dans une société idéale, les sujets de la reine ressentiraient à son égard un bien trop grand respect pour la tromper et cette dernière le saurait, mais l’Angleterre du début du 17ème siècle était TOUT, sauf une société idéale. Alors, Queen Anne doit composer avec la réalité présente, en plus des fantômes de son passé – les dix-sept enfants. Le triangle amoureux de Lanthimos, dans toute sa complexité, en fait un puissant essai sur les raisons du cœur et l’âpre complexité de cette abstraction qui nous lie, essai dont l’apogée tient au dernier échange entre Lady Sarah et la reine, quand la première rappelle à la seconde que l’amour, c’est dire à l’être aimé la vérité nue. En d'autres termes, que la politesse, c'est pour le monde extérieur. Importez le monde extérieur dans l'intimité du monde intérieur, et une parfaite aliénation de l'homme attend au bout du chemin.


Ce qui contribue à rendre inoubliable la tragédie de La Favorite, qui transpire donc très vite sous sa féroce drôlerie, c'est son trio d’interprètes : quand trois actrices d’un même film méritent le même Oscar d’une égale force (à quelques scènes près), c’est que quelque chose a sacrément fonctionné. Rachel Weisz, après avoir dévoré l’écran dans le joli Désobéissance de Sebastian Lelio l’année dernière, confirme avec La Favorite son statut de bulldozer de scène, gagnant avec l'âge un charisme presque félin qu’il était difficile de lui trouver jusqu’au tournant des années 2000-2010, avec des films comme Agora et le méconnu Seule contre tous de Larysa Kondrackir (voir ce moment où son personnage intimide la reine en lui agrippant fermement l’entrejambes, rappelant un peu cette scène de Mad Men où Jon Hamm fait la même chose à une bourgeoise dans les toilettes d’un restaurant…). Osons le dire, la collaboration de Lanthimos, ses deux scénaristes, et son actrice a enfanté d'un personnage digne de la Merteuil des Liaisons Dangereuses version Stephen Frears : chacune de ses répliques fend l’air avec la force de ses pistolets, et les balles qui sortent de sa bouche ne sont jamais à blanc. La chtite Emma Stone, quant à elle, semble au sommet de son talent de comédienne, Lanthimos faisant un génial usage de son hyper-expressivité de cartoon à boucles (et ce dès le début, cf. son hilarante réaction lorsqu'un soldat se tripote nonchalamment devant elle) avant d'utiliser ses charmes d'héroïne Disney à un effet moins joyeux-joyeux, sachant puiser dans ses grands yeux bleus un sentiment de mélancolie résignée, comme avait su le faire Inarritu dans Birdman. En fait, lui avoir confié le rôle d’Abigail était une idée de génie : au-delà de son talent d’actrice, elle a cette bonhomie naturelle qui trompe le spectateur, aussi ce dernier baisse-t-il sa garde lorsqu’il découvre son personnage sous les traits de l’héroïne de La La Land, ignorant que c'est CE PERSONNAGE qu'il méprisera au plus haut point, deux heures plus tard, quand l’humeur du film aura basculé de la comédie noire à la tragédie. Pour finir, dire qu’Olivia Colman n’a pas volé son Golden Globe relève de l’euphémisme. Le personnage de Queen Anne était sans aucun doute possible le plus difficile à jouer des trois : alors qu’Abigail passe pour l’héroïne de service pendant une bonne partie du film, et que Lady Sarah affiche une sobriété et une résolution constantes, Anne est, elle, un festival d’émotions plus ou moins contradictoires dès sa première scène. Tour à tour monarque tyrannique que l'on fuirait volontiers dans la seconde et femme brisée par une vie de tragédies que l’on serrerait bien fort par esprit chrétien, l’actrice maintient deux heures durant un remarquable équilibre entre les deux dont seules sont capables les grandes. En bonus, n'oublions tout de même pas de saluer l’épatante performance de Nicolas Hoult, pas l’acteur le plus plébiscité de sa génération, souffrant peut-être de sa bouille pouponne, et pourtant parfait ici en poudré capricieux.


Une fois la vraie nature d’Abigail révélée, La Favorite amorce une descente dans les profondeurs de l’âme, là où la lumière ne parvient pas et où les monstres peuvent se cacher. Mais jamais le film ne sombrera dans le manichéisme au nom de son jeu. Le duel entre les deux favorites, duel à mort, croirait-on presque vers la fin, est impitoyable, mais à aucun moment Queen Anne, Abigail et Lady Sarah ne se réduiront à des rouages inertes de cette mécanique glaciale. C’est précisément pour ça que le film de Lanthimos baigne dans une angoissante imprévisibilité : les tourments intérieurs de ces personnages de chair et de sang leur interdit de suivre les chemins balisés qu’envisage le spectateur déboussolé. Difficile de deviner avec certitude quel sera le prochain coup de chacune. Ainsi le dernier acte du film est-il d’une intensité dramatique ahurissante au moment où l’on réalise qu’Abigail pourrait être la pire saloperie des trois, Lady Sarah la plus morale, et Queen Anne s’affranchir à tout instant de sa tutelle psychologique pour exercer son pouvoir dans ce qu’il a de plus tyrannique. Pour autant, il est aussi difficile de détester ces trois personnages tant ils sont humains : chacune des trois femmes a ses raisons, et ces raisons n’ont rien de futile. On se réjouit de leur souffrance pour, l’instant d’après, souffrir avec elles (concevoir des personnages aussi appropriés au registre de la comédie noire qu'à celui du mélodrame n'est pas un maigre accomplissement). Même Abigail n’est pas un être vide : lorsqu'elle pleure après avoir lu la lettre de Lady Sarah, ce n'est pas une de ses mises en scène. Elle est, simplement, une survivante. Si les protagonistes du film sont à ce point imprévisibles, c’est aussi parce que nous nous situons dans les hauteurs du pouvoir, du côté de la stratosphère nimbée de névroses, et qu’à ces hauteurs, l’air se fait rare. Queen Anne et Lady Sarah ont beau être des personnages incroyablement humains, elles n’en sont pas moins des produits d’un univers qui nous est totalement étranger. À ce niveau de pouvoir, agir « normalement » est impossible, ne serait-ce que parce que cela peut être fatal. Elles sont toutes trois, à des niveaux différents, des produits d’une société anglaise à la hiérarchie impitoyable, dont on a un aperçu dans le premier acte du film, alors qu'Abigail gravite dans l'univers des domestiques.


Lady Sarah est le personnage le plus complexe du film. Bien qu’elles ne puissent être résumées à cela, on peut dire que Queen Anne veut être aimée et qu'Abigail veut être reconnue socialement, mais Lady Sarah, elle, est une énigme. C’est pour cela qu’elle finit en disgrâce, parce que l'expression de ses sentiments est complexe, et que la reine l'a mal interprété. Mais c'est aussi, ironiquement, celle des trois qui finit le moins mal. Aucune d'elle ne sort indemne du drame (chacune vomit une fois à un moment du film), mais leurs sorts ne sont bien évidemment pas égaux. Si le dernier plan de Lady Sarah la montre attendant que des soldats de la couronne viennent l’expulser du royaume avec son époux, c'est tout un monde qui s'ouvre à elle. Et elle nous laisse avec les deux vraies perdantes que sont la reine et Abigail. La reine car elle réalise sa double-erreur, celle d’avoir banni sa plus chère amie et laissé entrer la vipère Abigail dans son sanctuaire (la dernière réplique de Lady Sarah à Queen Anne nous fait bien comprendre que sous ses dehors de salope manipulatrice, elle était la seule à l’aimer VRAIMENT) ; Abigail car elle réalise que jamais elle n’aura ce à quoi elle aspire le plus au monde, la reconnaissance sociale, lorsque sa reine la traite comme elle vient de traiter un de ses lapins, lui faisant comprendre qu’elle a beau avoir un titre, et une rente, et de beaux habits, jamais elle ne s’affranchira vraiment de la condition d’esclave qu’elle fuit de toutes ses forces depuis son enfance… parce qu’elle ne le mérite pas. Parce qu'elle n'aura jamais ce qu'a Lady Malborough. Parce que dans cet univers où l’émotion réelle semble elle-même douter de sa propre existence, l’amour finalement authentique qu’éprouvait Lady Sarah pour sa reine était un diamant pur, et qu’Abigail l’a brisé. Voilà tout ce qu’on a, au final, et que Lanthimos rend bien explicite (trop, peut-être ?) avec son dernier plan : deux femmes se haïssant dans la pénombre, entourées de lapins ignorant qu’ils n'existent que pour remplacer des morts.


Vole, pigeon, vole !


Considérant tout cela, et nonobstant la modernité du film, finir sur le Skyline Pigeon d’Elton John aurait dû être ridicule. Au mieux, déplacé. Une excentricité vaine de cinéaste cherchant à être décalé pour être décalé. Et en soi, rien d’étonnant de la part du réalisateur du Homard. Mais comme La Favorite semble béni des dieux, ça ne l'est pas. Au lieu de cela, on a la poignante amertume de cette immense chanson, la version d'origine au clavecin ajoutant à cet effet, en plus de faire une sorte de pont avec la musique baroque. Au lieu de cela, on écoute, et les paroles ont pour effet parfaitement inattendu de faire ressortir la mélancolie du film. Dans la chanson, un pigeon à la minuscule caboche pleine de rêves aspire à être délivré de la pièce sombre et solitaire dans laquelle il est enfermé.


For this dark and lonely room
Projects a shadow cast in gloom
And my eyes are mirrors
Of the world outside
Thinking of the ways
That the wind can turn the tide
And these shadows turn
From purple into grey


Ou encore :


I want to hear the pealing bells
Of distant churches sing
But most of all please free me from
This aching metal ring
And open out this cage towards the sun


Ça a l’air de rien, comme ça, mais après les deux heures du film de Yorgos Lanthimos, l’esprit du spectateur ne peut que faire le lien entre l’idée d’un pigeon enfermé dans une cage sombre et nos héroïnes tragiques elles-mêmes piégées entre les murs froids de Hatfield, la reine prisonnière de ses tragédies et de son titre, la pseudo-favorite prisonnière de son égoïsme pathologique, toutes deux prisonnières de l’Histoire. À cet égard, Lady Sarah, quoiqu'un temps délivrée de cette chienlit, doit être prise en compte. Elle, Queen Anne et Abigail aspirent à la fois à plus que ce qu’elles ont, et à bien moins. À un rien. L’affection de l’une, la reconnaissance de l’autre. Si peu. Si « tout », vu de l’intérieur d’une cage sombre. Elles luttent du début à la fin pour survivre dans cet univers, survivre À cet univers. Mais dans le monde d'Abigail, Queen Anne et Lady Sarah, les pigeons, messieurs dames, on les abat.


Chef-d’œuvre.

ScaarAlexander
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le 15 févr. 2019

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