Les quatre derniers films de Serebrennikov (les seuls à êtres sortis en France) ainsi que le Moine noire - pièce de théâtre montée en Allemagne, forment vraiment une belle lignée. J'aime l'inventivité, la rage, la poésie qui s'échappe de chacune de ces oeuvres. Il y a des motifs récurrents entre certains (les morts se réveillant de leurs cercueils, les passages chantés/dansés, la folie du quotidien qui guette, l’homosexualité dissimulée), et tout cela lié par une réelle scénographie, garnie de plans séquences très chorégraphiés. Mais chaque film a vraiment une identité et une ambiance propre. Peu importe le film cependant, Serebrennikov n'est pas tendre avec son pays, ses institutions, ses figures académiques et culturelles ; il essaie de bousculer les images, les carcans et de faire percer d'autres valeurs et points de vue. Dans ce film en costume tout particulièrement, c'est le mythe du compositeur de génie, très respecté et même vénéré tel un tsar qui vacille. C'est aussi toute l'institution matrimoniale qui est désacralisée, rapportée à sa valeur esthétique, pratique, mondaine. En bref, les comptes sont faits avec le passé dans ce film, où les dialogues sont repris depuis une source littéraire (dans les lettres que les deux époux s'envoyaient, les écrits de leurs proches), avec une reconstitution concrète, matérielle. Et cette idée de partir du point de vue de la "femme" (Aliona Mikhaïlova, géniale), et de s'y ternir tout du long est passionnante, car on a enfin droit au regard d'un personnage trouble, qui vient éclater les préconçus sur ce que pouvait devenir une relation mari/femme de cette époque lorsqu'elle était seulement signée pour soigner les apparences.

Dans les faits, l'histoire d'Antonina Tchaïkovskaïa est on ne peut plus pathétique, mais le film reste très factuel, et s'il plonge, c'est plutôt par la poésie de quelques envolée (un plan survolant un marécage, le final magnifique). Le début du film est par ailleurs plein de belles promesses, et l'accord qu'elle passe avec son futur Piotr est des plus clairs : ils tiendront d'avantage du frère et de la sœur que mari et femme. Elle l'accepte, elle acceptera tout pour avoir la chance de le côtoyer. Ses yeux remplis d'espoir se posent sur lui sans recul, et il est très beau de la voir installer cette figure émérite de la musique savante dans son petit appartement poussiéreux, toute gênée de cet accueil, et en même temps décidée, décidée à le prendre pour elle, rien que pour elle, jusqu'à la fin. Jugée trop envahissante, incapable d'arriver à un accord (le divorce étant impossible pour elle, très croyante) elle est tout simplement écartée de son mari et elle cherchera à tout pour le reconquérir, en passant par les plus misérables états. Serebrennikov pourrait s’attarder sur ce portrait de femme tragique et tourmentée pour en livrer un film édifiant, mais j'aime aussi la dose d'inquiétude et de mystère opaque qu'il arrive à donner à cette femme. J'aime qu'elle soit aussi un personnage terrifiant, littéralement obsédé par son désir, paranoïaque au point de croire être suivie, prête à subir le jugement de dieu pour prendre un amant ou s'adonner à des plaisirs libertins pour tenter de s'oublier. Ce personnage de femme perdue, tellement fervente qu'elle s'en remette à la sorcellerie pour maudire son égoïste de mari, c'est passionnant. De toute ce tumulte sentimentale, Serebrennikov parvient à tirer un rythme et une atmosphère certaine, et j'apprécie aussi tout spécialement son goût pour les transitions temporelles, les cassures narratives, qui ici sont rares mais vraiment bien trouvées. Il y a cette superbe scène dans la gare où Antonina accompagne son mari au train, puis, après lui avoir fait les adieux de trop, maladroits, elle s'assied dans un coin pour attendre. Elle est sur un banc, le temps passe - elle est épiée par les employés. Elle se relève plus tard, il neige, elle revient sur le quai mais son mari n'est pas encore rentré. Tout est là.

Après, j'ai des réserves sur plusieurs aspects. Je ne pense pas que ces couleurs vertes presque constantes étaient nécessaires. Ajoutées au brouillard sur la ville (le film a été tourné presque entièrement sur plateau et ça se sent bien - ils essaient de cacher le moindre bâtiment), le film a un arrière goût de reconstitution trop ambitieuse pour son budget, et un peu raide par endroit. Il y a aussi bien sûr ces mouches par dessus le marché (le réal tenait à ce qu'il y ait beaucoup de mouches, donc il a même fait plusieurs élevages sur le plateau pour en avoir en permanence), mais cela devient vite systématique (dès qu'il y en avait ça devenait comique). Il y a quelques scènes dialoguées qui en pâtissent car le poids de la reconstitution éteint un peu les dialogues, alors que par moment les acteurs sont vraiment superbes. Je rajouterai aussi que la musique (bien que pas mal dans son genre classique revisité), ne brille ni par son originalité (on a déjà beaucoup entendu tout ça dans d'autres biopics), ni par sa nécessité. Il y en a trop, et je pense qu'elle atténue aussi certaines scènes au lieu de les amplifier à force de lisser l'émotion.

Reste un film assez couillu (avec de la nudité masculine qui apparemment ne passe pas du tout dans certains pays), porté par une actrice très impressionnante qu'il me tarde de retrouver plus tard et un réal qui sait comment dynamiser un film d'époque avec des percées fantastiques (notamment une séquence de rêve très chouette qui m'a rappelée le final d'Une femme douce de Loznitsa.

Narval
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le 12 mars 2023

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