L'une des raisons pour laquelle nous aimons le cinéma c'est bien parce que dans cet horizon infini de films et de personnages nous sommes tous arrivés à ce moment éclatant où nous avons trouvé quelqu'un qui nous ressemble et nous comprend. Parfois c'est dans les traits d'un protagoniste dans lequel nous projetons notre vécu inconsciemment jusqu'à déformer ce qu'il est réellement pour l'accoler à nous, parfois c'est dans l'écriture et les yeux d'un réalisateur sur lequel nous pouvons déblatérer des heures, inventant des interprétations à n'en plus finir, s'appropriant son œuvre à travers le prisme de notre personne. Tel le cinéma au-dessus duquel vivent les personnages de The Shape of the Water qui s'appelle l' « Orpheum », nous sommes nous même des poètes prêts à entrer dans un drôle de monde à l'intérieur de l'écran ; un monde plein de fantômes ressuscités par le projecteur, un monde qui attire et illumine notre regard, un monde dont nous n'arrivons parfois pas à nous détourner comme Orphée incapable de quitter trop longtemps son amour de ses prunelles. Même avec nos problèmes graves, nos défauts, nos décalages avec la norme, nous pouvons toujours épouser le cinéma et prendre les œuvres pour les tordre à notre image, pour se sentir un jour écrit, pour se voir un jour représenté. Et c'est exactement de cela que parle The Shape of the Water, le dernier né du prodige Guillermo Del Toro, l'homme follement épris de l'imagination et de la beauté de sa monstruosité.


Des films en noir et blanc dansent sans cesse dans les appartements des personnages. Des personnages différents, hors norme, des minorités, des dominés, des femmes, une muette, des noirs, un homosexuel, tous martyrisés par une société qui rejette et ne comprend pas. Ces personnages, comme Elisa et Giles, aiment tournoyer sur ces comédies musicales et les adoptent entièrement alors même que ces longs-métrage ne les mettent pas en scène privilégiant l'hétéro-normativité, blancheur, les valides. Mais Elisa récupère ces films et guide sa vie avec, elle reprend les codes et, dans une candeur qui témoigne d'un amour sincère et profond du cinéma comme j'en ai rarement vu, elle réalise sa propre histoire de « creeps ». Ainsi le film est un hommage au cinéma dans son entièreté, des films de monstres aux films d'amour, en passant par un respect délicat envers l'âge d'or hollywoodien, une ère de la norme, une ère de la propagande, mais une ère qui a fait rêvé, a rendu passionné et a permis à chacun de s'évader. Mais cet amour se déploie aussi dans la modernité avec ce grand respect pour la couleur, pour le spectacle.


Le film se situe dans l'époque de l'explosion de la télévision, comme s'en plaint le dirigeant du cinéma au début du film qui n'arrive plus à faire d'entrées, et dans cette réalité en noir et blanc, pareille aux teintes verdâtres qui dominent les lieux hostiles du film, Guillermo Del Toro nous invite à aussi chercher la couleur. On pense au panneau « EXIT » rouge dans le bureau émeraude d'un Michael Shannon en pur prototype de la société, on pense à la coupure d’électricité dans le labo qui le rend tapissé de doré, on pense au plus grand acte de rébellion d'Elisa, le simple fait de porter un serre-tête vermeil. Ainsi Guillermo Del Toro montre comment on peut entièrement s'approprier un environnement qui ne nous correspond pas et comment les évolutions vont aussi nous aider. C'est ainsi qu'il nomme l'un de ses personnages Fleming, comme le réalisateur du culte Magicien d'Oz ce même film qui s'était vendu sur sa révolution technique et qui passait à l'écran du sépia au technicolor, qu'il donne à Zelda le nom de famille de Fuller, sûrement en échos à Samuel autre grand cinéaste de son temps, qu'il nous montre la beauté d'une princesse sans voix, tel le cinéma muet, capable de transmettre les plus jolies émotions, ou qu'il transforme entièrement le film de monstres tout en multipliant les clins d’œil à d'autres géant du genre comme évidemment King Kong.


Dès lors on voit se déployer un film qui fait s'entremêler les genres dans une candeur incroyable. Dans cet utilisation des genres, dans cette histoire d'amour superbement dépeinte, on trouve une parfaite pureté, une belle naïveté qui plonge le film dans une splendeur et un lyrisme qui m'a, je dois l'avouer, émue aux larmes sans raison à plusieurs reprises. Cela se joue sur quelques détails, deux gouttes de pluies, l'une cérulée, l'autre écarlate, dansant sur la vitre d'un bus, ou la cascade blanche d'un projecteur fantasmé éclaboussant la bouche aphasique d'une femme débordante d'émotion. Cet onirisme se trouve dans les couleurs, dans les mélanges et surtout dans cet amour mutique. Il m'a, je crois, été donné de voir l'une des plus belles histoires d'amour du cinéma dans son naturel troublant et dans sa bizarrerie magnifique. Guillermo Del Toro filme avec une extrême délicatesse cette créature au design sublime et la magnifie dans de nombreux plans larges ancrant d'autant plus cette histoire détonante dans l'art classique pour de grands tableaux romantiques et fantastiques avec cette même exaltation des rêveries, des sentiments et des éléments.


Ce film m'a infiniment émue, ce film m'a infiniment parlé. Il disserte sur l'art qui a sauvé ma vie en le citant, en l'aimant, en le révolutionnant, et surtout, dans ce récit de l'appropriation, il semble me raconter l'histoire de ma survie, malgré toutes mes histoires, toutes mes fissures, mes deuils et délires. Et je pense qu'ainsi ce long métrage peut embrasser chacun comme une immense allégorie du cinéma dans son entièreté, qui brille par sa sincérité, par son premier degré presque enfantin et désespérément poignant. A la fin de mon visionnage, le visage, je peux le confier, inondé de larmes comme si moi-même j'avais plongé dans cette eau de merveille, comme si moi-même je découvrais dans un autre monde que mes pires dysfonctionnements pouvaient me mener à une métamorphose lyrique pour survivre, il n'y avait qu'un seul mot que j'avais envie de dire :


Merci.

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