Les lueurs de l'aurore ont des allures de crépuscule

Il y a la foule et l'attention qu'on lui porte, sans se soucier du reste. Sans se soucier de la foule, parce qu'au fond on s'en fout. L'autre ne nous appartient pas, pas plus qu'on ne lui appartient, on le croise, on le touche mais on ne le connaît pas. Pourtant tous semblent se rejoindre au cœur de la foule, les espoirs, les rêves se confondent et se perdent. Qui rêve de quoi? Tous ou presque, sensiblement de la même chose. Réussir, puis devenir. Mais comment devenir dans une masse informe qui sans cesse bouge, se redéfinit par sa forme, toujours plus grande, accouche des mêmes êtres, des mêmes espoirs, des mêmes rêves. Alors on s'abandonne. Aux bras d'un(e) autre, on danse, on rit, on fête aussi, d'être encore là pour se dire que demain, oui demain, le monde nous attendra. A l'exception que personne ne nous attends. Sauf elle, cette sublime créature qui un jour, trop tôt ou trop hâtivement, a acceptée de lier sa condition à la notre, et qui sans en mesurer les risques, se condamna elle aussi à prendre place dans un foyer où la flamme des illusions part toujours trop vite pour laisser place à un hiver sans fin.
Pourtant, elle semblait heureuse ce jour là, elle me regardait comme si elle savait au fond, comment pouvait-elle le savoir? Que j'étais fait pour de grandes choses. Artiste peut être, musicien ou poète, mieux encore: Président.
J'ignore pourquoi à cet instant précis cela m'a traversé l'esprit, cette réussite, ce devenir.
Il y a le temps, il y a toute une vie pour savoir quels éléments nous composent, à quel avenir est-il préférable de se préparer, où l'argent sommeille dans notre seule attente. Ah, le temps, il y a le temps, puis un jour on a plus le temps. Le temps se limite aux parois de notre chambre, parfois à vendre des aspirateurs au porte à porte, d'autres fois à jongler vêtu d'un déguisement de clown sur l'une des grandes artères de la ville. Ça, au début, personne ne le sait. Alors la foule, on s'en moque. «Regarde là bas, ce père, il n'a pas honte, de n'offrir qu'une pauvre glace à son fils, et lui non plus, pas honte non de ne pas même lui décrocher un sourire en retour» Il n'a pas honte; il n'a pas le choix. Sans savoir qu'un jour, c'est nous qui n'aurons pas le choix, et qu'il n'y aura que la honte à notre disposition pour unique compagnie. On aime à se dire qu'il y a la foule, puis qu'il y a nous. Qu'on est différent, que peu importe sa pointure, la foule ne nous absorbera pas. Qu'on la rejettera de toute façon, comme on le fait avec une mauvaise greffe. Ça, c'est beau, c'est l'utopie, c'est New York. Les grattes-ciels aux couleurs océanes et les lumières qui pétillent vues de loin, qui chuchotent des rêves à ceux qui approchent, là bas, sur les bateaux. Jusqu'au jour où, s'en approchant trop, elles nous crament la peau.
Un jour, je me rappelle. Tu sais mon fils, «La vie est injuste» lui dis-je. Il me répondit, «Moi aussi, je suis un juste.» Nous rîmes longtemps, seuls traversant ce pont. Puis arrivés sur la grand place, là où l'horloge donnait 5h et où l'îlot grouillait de monde, nous fîmes un saut au camion de glaces.
Là j'ai su. Certains souvenirs sont symboliques, empêchant nos êtres, au delà de nos corps, de pleinement s'effacer en plein cœur des foules. Mes enfants, ma femme, ma maison; ma vie au bord du gouffre. Finalement, je suis comme les autres, mais je n'oublierai jamais que ce sont eux, oui eux, qui m'ont sauvés.
Alors, je ne serai ni poète, ni président. Au diable le luxe et la grande vie, ce n'est pas pour moi. Ma femme et moi allons au cirque, comme tout le monde. Et maintenant c'est ça, mon rêve.

Astaroth
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le 8 juin 2018

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