L'homme pleure de jour en jour. Il pleure son amour sur les trottoirs, dans les cafés, au devant des vitrines, sur les boulevards. Qui sait, des larmes surgira peut être celle dont le retour est inespéré, plus encore, dont il faudrait souhaiter un miracle pour faire parvenir ne serait-ce qu'une infime vision, se matérialisant là, au travers des larmes. Une infime vision, qui de toute évidence, serait synonyme de folie. Car il le sait, elle est partie pour de bon, et rien de tangible dans cet univers ne serait susceptible de lui rendre ce qu'il convoite placidement, une femme qui comme un contrepoison, ferait s'évanouir les maux terribles de son acrophobie. Mais qu'en est-il du coup de foudre? Ce vertige auquel il lui incombe de répondre, qui l'attire à s'y plonger comme une plante carnivore attirerait un insecte, n'est-il pas égal si ce n'est plus destructeur que ce vertige maladif ?
De tous bords l'homme est cerné; cerné par ses doutes, par ses craintes. Sur terre comme sur la plus basse des hauteurs, ses vertiges l'étreigne à n'en plus le lâcher, allant même à son plus grand désespoir, à l'étouffer sans un bruit. A la vue de tous, au sein de la métropole, il agonise. Traînant péniblement sa carcasse d'un bout à l'autre de la ville, de bars en vitrines, sur les trottoirs, les boulevards.
L'homme sait désormais qu'en l'espace d'un instant, par l'acceptation d'une nouvelle quête, s'est ré-ouvert en lui une plaie béante qui, alors presque cicatrisée, n'a désormais plus guère le choix que de le conduire à sa ruine. C'est tout le tragique de l'existence. Alors qu'il tente de résister à un vertige sans toutefois le vaincre, un autre l’appelle, bien plus grand encore, auquel il ne peut se dérober. Cette femme, il le sent, est destinée à être tour à tour son salut et sa perte. Elle le hante, le poursuit jusqu'à la plus profonde couche du sommeil, apparaît ça et là, comme pourvu du don d'ubiquité et ne cesse, en fin de compte, de pourchasser une âme qui depuis leur première rencontre, ne peut parvenir à trouver le repos.
Mais qu'a donc tant bouleversé l'homme au contact de la femme?
Vertigo semble vouloir redéfinir le concept même de l'amour, y soumettre ses limites, y importer un caractère tragique. Par des moyens détournés, y ajouter aussi une réflexion sur la base du bonheur des uns, et du malheur des autres. Pourquoi ne pas penser que s'il se solde par la mort, en fin de compte, c'est qu'il est peut être déjà mort-né. Si l'amour ne naissait que par un subtil désir de perfection, de notre regard projeté sur un corps libre ? La perfection, certes subjective, trouverait incarnation et l'amour serait ce chemin tortueux qui rallie l'homme à cette perfection. Celle-ci, inatteignable, mettrait l'homme face à lui même et à son périlleux besoin de ne pas vouloir se contenter de ce qu'il possède en l'instant, et l'acharnement qui l'obsède à toujours quérir l'impossible.


Par la vue de l'homme, il y a deux mondes scindés par deux femmes. L'une symbolise la perfection, l'objectif ultime. L'autre, le désappointement, l'illusion de la perfection, sa contrefaçon.
Là pose la question de la perception, du prisme par lequel la vie est éprouvée; inévitablement par celui de l'expérience. Il y a le modèle, et puis les autres. Une expérience, puis toutes celles qui me prouvent que la première fut meilleure. La faillite de l'homme viendrait-elle du souvenir ? De sa résignation à ne pas accepter que, peut être, le souvenir est vecteur d'une réalité biaisée ? L'homme passe donc à côté de la valeur des choses, car il ne la mesure pas en conséquence, mais plutôt à cause de. Naturellement, ce n'est seulement qu'une fois avoir pris conscience de son erreur, après avoir réalisé que les deux ne forment qu'une seule et même personne qu'il revit, que les vertiges s'estompent. Que l'évidence émerge et que la peur s'eteint. Mais pour autant, l'amour véritable est toujours nié, toujours vu au sein du même regard de perfection. La première femme est finalement la contrefaçon et l'homme en tombe amoureux, comment dès lors, s'éprendre dans la sincérité la plus juste du réel, donc de la seconde femme, et savoir jauger l'authenticité d'un être, ou plus vertigineux encore, des sentiments ? Le verdict est sans appel, l'homme se perd dans une conception labyrinthique de ce qu'il croit être, sous-estimant ainsi la possibilité que d'autres réalités au-delà des sens puissent subsister, et s'inflige lui même sa damnation en s'évertuant corps et âme, de la plus inconsciente des manière, à ne pas vouloir découvrir la vérité. Par conséquent lorsqu'il revit, qu'il met la main sur cette vérité, la valeur de la femme a décrue, celle-ci ne pouvant survivre qu'intacte dans sa seule imagination. Là où la fin retentit, l'ombre de la femme plane toujours, et l'unique sortie du labyrinthe pour l'homme semble être la prostration, l'effondrement des valeurs et le nihilisme qui l'accompagne.
Triste alors de savoir que pour la femme, un seul homme existait. Que ses seuls sentiments étaient digne d'être considérés comme véridique, ne se basant sur rien d'autre que l'acceptation de l'homme tel qu'il était.
Triste tout de même, in fine, de voir en cette histoire la tragédie qui sommeille dans le cœur des hommes qui n'ont su accorder leurs attentes à celles d'autres, sacrifiant ainsi leur vérité sur l'autel des illusions.

Astaroth
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le 11 juin 2018

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