La La Land PART I - A Cinematographic Journey :

Je n'ai jamais aimé le jazz. Cette sorte d'élégance arrogante et bourgeoise, partagée subtilement entre la maîtrise de la partition et l'improvisation successive des instruments, m'a toujours paru étrangement calculée. Lorsque l'on se retrouve devant une œuvre artistique dont on connaît tous les ressorts, il devient parfois inutile d'en prolonger l'expérience et il apparaît encore plus difficile de l'apprécier. La La Land, troisième long-métrage du jeune Damien Chazelle, ne me réconcilie d'ailleurs pas avec le genre musical. Logiquement, sa – prétendue – vocation n'est autre que de le faire redécouvrir tel qu'il a été jeté dans les rues de la Nouvelle-Orléans et dont les quelques dernières notes peinent à s'échapper. Néanmoins, grâce à un film qui mêle l'amour à la musique, j'en suis venue à comprendre le jazz, à un tel point peut-être, que je peux désormais l'apprécier : il n'y a alors aucun amour immédiat, seulement des compréhensions immédiates et celles-ci, justement, sont les chemins nécessaires à l'amour. Autrement dit, l'amour de l'art, ou de quelconque art, passe par la logique rationnelle kantienne, ce qui expliquerait l'idéalisme masqué de La La Land à bien des égards. Cependant, force est de constater que, puisque l'amour n'est pas immédiat, la raison peut très bien ne pas l'être aussi : aussi verrais-je, surprise, mes deux voisines sortirent de la salle ténébreuse quand d'autres spectateurs ricanent bêtement et cyniquement face à une Mia naïve que je trouve bouleversante. Or, parfois, le rire n'exprime que la dupe incompréhension ; d'autres fois, la honte ou la simple envie d'exalter son ego. Il aura donc fallu du temps pour que le jazz vienne à moi et que mes efforts à son sujet soient récompensés : le jazz est non seulement le genre musical le plus unique et le plus particulier qui soit, mais également le parent, si ce n'est la base de tout autre genre musical. Oublié du grand public, il est né de la musique savante – elle aussi, aujourd'hui disparue. Comme pour nous rappeler que le piano virevoltant fut autrefois roi et que la trompette sifflante fut reine, Damien Chazelle multiplie les parallèles entre la musique et le cinéma et leur conjointe union.



A Musical Journey :



J'ai toujours aimé la musique de films. Depuis des années maintenant, j'attendais impatiemment le grand retour de la musique hollywoodienne : elle nous avait délaissés au tournant des années 2000, à mon sens, lorsque la dernière bande originale du Seigneur des Anneaux s'exclama dans les cinémas du monde entier en 2003. De Gladiator à Titanic en passant par Harry Potter, elle semblait revigorée mais toujours aussi grandiose – voire pompeuse. Cela était notamment dû par le renouvellement des compositeurs - l'avènement de Hans Zimmer et du regretté James Horner – de même que l'affirmation de musiciens plus anciens – parmi eux, John Williams et Howard Shore. Détruite parfois par ceux-là même qui l'avaient magnifiée, la musique de films devînt tantôt confuse, tantôt moyenne, banale. Les nouvelles techniques n’arrangeaient rien avec l'apparition d'instruments de plus en plus sophistiqués, et les réalisateurs développèrent une amnésie conséquente envers les bandes originales. Nombreux étaient les acteurs et les actrices, plus poussés étaient les effets numériques ; en revanche, la bande originale était devenue synonyme de silence, noyée derrière des effets sonores bavards et peu intéressants. S'il est naturel, le son ne s'entend pas. Les bandes originales occupent cependant une autre fonction : elles s'écoutent. Quel plaisir, donc, d'écouter les oreilles grandes ouvertes la partition de Justin Hurwitz ! En réalité, Damien Chazelle accomplit une réussite sonore en accordant une place privilégiée à la bande originale, éclipsant d'ailleurs les dialogues : ils ne remplissent absolument pas le scénario car, au contraire, les notes de l'orchestre remplacent la parole des acteurs. Par moments même, le son s'évanouit pour ne laisser place qu'à la bande originale symphonique à l'instar de la scène du planétarium ou la magnifique conclusion du long-métrage. La La Land ne pourrait exister, ni même ses personnages, sans les musiques intrusives et les chansons dansantes : elles sont les racines d'un arbre romantique en quatre saisons qui n'en paraissent qu'une seule. Si la partition vacille, cela signifie que les personnages sont troublés et qu'ils le font d'ailleurs savoir musicalement : on l'observe alors lorsque Sebastian joue timidement le thème chimérique, sans accompagnement, pur et fragile. A l'inverse, elle sera idéalement parfaite dans Epilogue, tellement qu'elle nous transporte dans une onirisme musical si longtemps ignoré.


Cela a été dit partout à tel point qu’on ne réduisait La La Land qu’à cette simple affirmation : le film est un hommage. Les uns diront vulgairement qu’il s’agit d’une messe pour les comédies musicales, les autres ajouteront que l’on a affaire à un retour évident au cinéma hollywoodien d’antan. Ceux-là n’accorderont de l’importance qu’à un seul de leur sens : la vue. Pourtant, le deuxième ingrédient d’une bonne recette cinématographique demeure l’ouïe, le son. Si le titre de la critique porte une mention intitulée « PART I », c’est qu’il y aura nécessairement une « PART II » spécifiquement sur la musique et les chansons du film. Quelques mots doivent néanmoins être ajoutés concernant la dimension révérencielle de La La Land. Donc, en plus de ces hommages au cinéma, nombreux et généreux sont ceux dédiés à la musique. Ici, Damien Chazelle et Justin Hurwitz continuent leur aventure tumultueuse après Whiplash en veillant toujours à ce que la musique réponde aux questions de la narration filmique. Puisqu’il n’a jamais suffi d’être un hommage pour être un bon film, les deux camarades respectent en outre toute une série de codes propres à la comédie musicale mais également au jazz. Ainsi, inutile d’attendre l’ultime scène du long-métrage pour dégager quelconque tristesse ou mélancolie. En dehors des désillusions finales de Mia, il y a aussi le regard désespéré de Sebastian à son concert de groupe. L’on comprend alors le douloureux message de Damien Chazelle et de Justin Hurwitz à l’égard de l’industrie musicale. Au lieu de charmer les notes d’un piano authentique, le clavier Roli n’est qu’un instrument de plus dans une partition déjà pleine et nébuleuse. Ou alors, si piano il doit y avoir, celui-ci ne sert que de pauvre introduction, maintes et maintes fois reprises. En d’autres termes, les mauvais dialogues ne sont pas le simple fait de scénaristes, ils le sont aussi des musiciens et des compositeurs comme on l’observe dans la scène de Start A Fire. Or, l’ultime scène, pure démonstration d’une formidable orchestration, prouve que l’osmose entre Mia et Sebastian ne peut être complète que si les paroles des chansons sont éteintes, autrement dit que si uniquement les instruments communiquent entre eux.



Time :



D'un côté, il y a Sebastian qui, pour être honnête, n'est autre que le double à peine caché de Damien Chazelle, à savoir un grand amateur de jazz prisonnier des restrictions artistiques de ses supérieurs comme énoncé précédemment. Il peut s’agir de supérieurs hiérarchiques – le rôle interprété par J.K. Simmons – ou de supérieurs artistiques – le rôle joué par John Legend. Dans les deux cas, ces deux-là ne semblent répondre qu’à la demande d’une bande de consommateurs à la recherche de l’évidence impropre. Les mélomanes et les cinéphiles cherchent en revanche le mystère net. Plus spécifiquement sur cette netteté, il faut quelque part saluer le travail de mise en scène élaborée par Damien Chazelle et surtout par son chef opérateur Linus Sandgren. En plus d’une superposition de fondus, de mouvements de grue d’une précision époustouflante, ou de simples champs/contre-champs, La La Land propose aussi dans la modernité, notamment parce que les techniques actuelles le permettent. En ce sens, le long-métrage semble être révolutionnaire quand il honore le langage cinématographique d’autrefois ; à l’inverse d’autres films actuels qui, justement, s’offrent le luxe de développer de nouvelles technologies pour leur simple utilisation et non plus pour la narration. Pour Damien Chazelle, il apparaît toutefois possible de conter par la technique, et non pour cette dernière, en témoigne la scène du planétarium. Quant à Linus Sandgren, celui-ci peint le film de toutes les couleurs, splendides reflets émotionnels. Parfois même, cette palette ne se confond pas avec la saison vécue de telle sorte que cette idylle défigure le temps, qu’elle soit aussi lointaine du début que proche de la fin. Autre innovation – ou reprise -, il préfère recadrer son éclairage pour déceler la passion que jouer sur la coloration de son œuvre tandis que d’autres feraient le contraire. Ce penchant pour la perfection technique, elle s’interprète à travers le personnage campé par Ryan Gosling, loin d’être mauvais acteur par ailleurs. Il en existe en effet si peu aujourd’hui qui soient autant capables de précision et d’ambiguïté. A son sujet, Damien Chazelle aura ces quelques mots que je souhaite relever pour mieux exprimer cette idée : « Ce que Ryan fait est plus difficile à définir [par rapport à Emma Stone], un truc à la Gary Hooper, ou peut-être Jean Gabin. Il a ce côté stoïque fascinant. Quand on s’approche de son visage, on remarque le nombre incroyable d’émotions qu’il convoie, mais sur lesquelles on ne peut pas mettre le doigt. Est-ce qu’il sourit ? Est-ce qu’il bouge ses lèvres ou pas du tout ? Il est littéralement impossible de dire quels muscles du visage il actionne ou non, et pourtant, l’émotion est là. »


Fonctionnant toujours sur ce diptyque entre le son et l’image étroitement lié, la technicité du long-métrage s’observe aussi dans la reprise de codes musicaux à l’intérieur même de la mise en scène. Non pas que la bande originale propose techniquement plus que d’autres car le point de vue demeure encore focalisé sur la réalisation. Effectivement, La La Land récupère voire s’approprie le rythme et le tempo d’une œuvre de jazz, d’où l’intérêt de pointer cette envoûtante relation entre la musique et le cadre dans ce film. Ainsi, chaque plan est semblable à une note de partition : parfois double-croche, il s’étale par moments en adoptant le plan-séquence. Là où la bande originale prend le pas sur l’image, c’est-à-dire quand préfigure une chanson ou un acte musicale, Damien Chazelle choisira le plan séquence. De facto, il se traduit comme étant une opération modeste de mise en scène. Au contraire, s’il s’agit d’une scène de dialogues entre les deux protagonistes, le réalisateur optera pour un champ/contre-champ rythmé par la mélodie vocale des acteurs. En cela, ce simple choix de cadres raconte la complexité limpide de cette relation amoureuse : on le perçoit notamment dans la scène de dispute après un dîner surprise raté. D’autre part, la musique nous rappelle étrangement la dimension temporelle de La La Land. Premièrement, ce temps distillé en quatre saisons n’a jamais paru aussi court. Deuxièmement, tant de choses se sont passées en à peine une année. Enfin, la musique semble indiquer à l’inverse l’éternité de ces événements appréciés auprès de nos deux amants. Cette affirmation reste cependant artificielle tant le temps demeure le pilier, le squelette, la structure de toute partition musicale. Il n’y a rien de moins libre artistiquement que la musique. Techniquement, en tout cas. Si l’on se place en revanche du côté de l’émotion, alors soyons désormais convaincus que la musique défend sa liberté et son autonomie. Donc, pour en revenir au début de l’introduction de cette critique, le jugement initial semble honnête : La La Land, au-delà de la technique maîtrisée, s’avère être un poème en prose écrit de la main d’une actrice remarquable, Mia, qui aurait dû être remarquée, comme Emma Stone.



All You Need Is Love :



De l'autre côté, il y a Mia, qui pour être juste, n'est autre qu'une réflexion sur les spectateurs fainéants que Damien Chazelle voudrait changer en des personnes naïves qui s'attachent à leurs rêves et à leurs passions pour accomplir leur vie. Non pas que le personnage interprété par Emma Stone soit l’une de ces personnes visées ; au contraire, elle se confirme en tant qu’antithèse de la pensée cartésienne. Si Sebastian incarne la précision minutieuse nécessaire à toute partition musicale et cinématographique, Mia, quant à elle, enrichit le tableau de sa générosité émotionnelle. Ainsi, Emma Stone n’a clairement pas besoin d’être aussi exacte et ambiguë que Ryan Gosling puisqu’elle doit, à l’inverse, exprimer totalement chacune des émotions qu’elle souhaite parfaire. L’actrice part du principe contraire : le diamant ne demande qu’à être taillé, la pierre n’attend qu’à d’être sculptée. Pour placer quelques mots bienvenus de Damien Chazelle sur cette immense actrice, je cite encore une fois ce dernier : « Emma est incroyablement ouverte, elle me rappelle les grandes légendes de Hollywood, comme Ingrid Bergman, avec ces yeux immenses dans lesquels on voudrait se noyer. » On voudrait crier au monde hollywoodien tout entier que le talent anime Mia, autant que Sebastien croit passionnément en elle. Mais adieu, monde cruel. Malgré une dernière audition chantée et émouvante, la fragile Emma aura eu raison de moi lors d’un plan si bête, si simple. Dans son minable théâtre, elle fait face à une salle presque vide : d’un seul regard, Mia me submerge alors. Les moqueries qui suivent sont égales à celles que j’entends dans la salle depuis le début de la séance. Ne voient-ils pas ? Ne ressentent-ils pas ? C’est tout le problème de la compassion ou de la non-compassion et de la non-convergence des opinions. Justin Hurwitz, lui, aura compris : bien que n’ayant pas des talents de chanteuse évidents, le compositeur nous laisse écouter ce cœur délicat et sensible. De même qu’il le complète par la douceur de la voix inégale de Ryan Gosling dont les qualités musicales se notent davantage dans son bref apprentissage du piano. En fait, autant du point de vue du son que de l’image, La La Land est une histoire d’opposés qui s’attirent, de pure alchimie amoureuse.


Alors que Whiplash se construisait au fur et à mesure du récit jusqu’à une explosion finale mémorable, La La Land apparaît déjà comme une évidence filmique dès le début du film et ne fait que se confirmer comme tel au fil des saisons. Or, chacun sait que deux ennemis sont réconciliables mais a-t-on déjà vu deux anciens amants retourner à leur vie de couple ? Dans Whiplash, la haine l’emportait seulement grâce à la reconnaissance, mais ici, dans La La Land, l’amour s’écroule par manque de gratitude. En outre, Miles Teller cherchait le regard de J.K. Simmons jusqu’à l’atteindre dans cette mythique scène finale, et c’est parce qu’Emma Stone cherche bien plus que les yeux amoureux de Ryan Gosling qu’elle échoue dans sa relation. Sebastian n’est pas moins en tort, avouons-le, lui qui abandonne rapidement ses désirs et ses passions, délaissant à la fois son rêve mais aussi son âme-sœur. Bien entendu, comme les deux se complètent l’un l’autre comme Damien Chazelle et Justin Hurwitz aiment à le rappeler, si l’un tombe, il précipite l’autre dans sa chute. Fatalement, Mia fut entraînée dans la chute du musicien amateur de jazz dès que celui-ci n’accorda d’importance qu’à sa raison. En effet, pour le réalisateur, il existe un ordre : la technique comme moyen, l’émotion comme finalité. Tant de metteurs en scène semblent avoir oublié cette certitude. En ce sens, la fin de Whiplash s’accomplit dans la naissance d’un sourire sur le visage de J.K. Simmons. Celle de La La Land se perd dans le regard perdu et attristé de Ryan Gosling. L’Epilogue du film, bientôt culte, ne suffit pas pour chasser le désespoir qui nous empare. Certes, La La Land demeure plus intelligent, plus fin que son miroir antérieur, il n’empêche que la cruelle réalité nous bouscule bien plus à la fin de ce long-métrage. Déjà, il est bien rare d’avoir eu comme professeur de musique un psychopathe comme Terence Fletcher. J’admets toutefois qu’ils sont tout particulièrement exigeants. Il est bien plus probable d’avoir eu une déception sentimentale ou des rêves inachevés. Pour toutes et tous ces désenchantés, il était toujours possible de trouver un endroit où on pouvait ne plus l’être en ce début d’année 2017. A somewhere that's just waiting to be found.

Nonore
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le 18 févr. 2017

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