Ça y est, j'ai fini par la voir dans son entier, cette Leggenda di Kaspar Hauser qui, j'ai l'impression, a lentement mais sûrement acquis un statut culte – en tout cas auprès de ma génération, les 25-33 ans. Les conditions semblaient idéales : 21h, un beach-bar un peu reculé, une petite cinquantaine de spectateurs, bières et cocktails pas chers… la beuh circulait mais je n'y ai pas touchée. J'aurais peut-être dû, car une heure et demie plus tard… je n'étais pas dans le trip, tout bonifacement ; ou en tout cas pas autant que je l'aurais désiré.


Cela ne veut pas dire que je n'ai pas totalement apprécié mon visionnage ; simplement qu'il m'a laissé plus froid que ce à quoi je m'attendais. Le film a son charme bizarre, bien à lui, c'est incontestable, mais j'ai le sentiment qu'il m'a laissé entre deux eaux : soit pas assez radical pour m'imprégner de sa folie, soit trop phraseur pour y déceler un réel message philosophique. D'où ma note de 5 : pile au milieu, entre échec et réussite.


Son statut d'ovni cinématographique, La Légende de Kaspar Hauser le revendique fièrement dès le plan d'ouverture, dans lequel une soucoupe volante survole une plage sarde où danse une figure de dos, tout droit sortie de la période disco, en veste et pattes d'éph' blanches. Car oui, le réalisateur Davide Manuli a tourné l'intégralité de son film sur les côtes de Sardaigne. Rien d'ahurissant en soi, si ce n'est que "Kaspar Hauser" ne sonne ni particulièrement sarde ni italien, n'est-ce pas ? Eh bien c'est parce qu'à l'origine, il s'agit de l'histoire bien réelle mais mystérieuse d'une sorte d'enfant sauvage surgi de nulle part dans l'Allemagne de 1828, après avoir passé la totalité de son existence dans un donjon, coupé de toute forme de civilisation. De ce personnage célèbre du folklore allemand, le grand Werner Herzog avait tiré son film de 1974, Jeder für sich und Gott gegen Alle ("Chacun pour soi et Dieu contre tous").


L'approche de Davide Manuli n'est ni historique ni réaliste : on ne sait si le décor somptueux de la côte sarde doit être pris pour ce qu'il est ou s'il s'agit d'une différente planète (le site web du bar parlait d'un "western sci-fi") mais cela importe peu : on est dans un monde à part, au propre comme au figuré. Ici, cette version de Kaspar Hauser est un jeune homme androgyne, joué par l'actrice Silvia Calderoni, qu'un shérif local retrouve échoué sur une plage, en survet' Adidas noir, écouteurs sur les oreilles et son nom tatoué sur la poitrine. Le shérif, crétin braillard et morphinomane, le prend sous sa protection et cherche à en faire… un DJ. Les autres personnages, sur cette île apparemment peuplée en tout et pour tout par un moine footballeur, un gros bonhomme en marcel et sa mule, une prostituée, un chaton, une duchesse BDSM, son domestique et son homme de main, considèrent l'irruption de Kaspar avec une curiosité mêlée d'appréhension.


À partir de là, le film se sépare essentiellement en deux catégories : les dialogues entre les divers protagonistes et les sessions de rave. De ce découpage binaire, il va sans dire qu'il y a une partie que j'aime beaucoup plus que l'autre. Autant vous prévenir, si vous n'êtes pas fan de techno, electro-pop et electroclash, ce film n'est pas pour vous. Les sessions vont et viennent tout le long du film, plus ou moins longues. En revanche, si comme moi vous êtes à fond dans ce style de musique, vous allez prendre votre pied. La bande-son est assurée par notre Vitalic national, qui décidément se spécialise dans les films cultes mi-figue mi-raisin puisque la même année son album Flashmob avait déjà contribué au blockbuster Dredd. Ses compositions en revanche ne sont jamais moyennes et, mon amie et moi étant placés tout près des enceintes, nous avons pu vibrer aux beats rétro-futuristes du musicien français.


C’est quand les mixeurs se taisent que j'aie bien peur que La Légende de Kaspar Hauser me perde. Le point de départ est donc une reprise du thème de l’étrangéité et de la non-appartenance que de nombreux artistes, de Verlaine à Herzog en passant par Georg Trakl et Peter Handke, ont reconnu dans l'histoire tragique du jeune Kaspar. Davide Manuli choisit d'aborder cette thématique via l'angle de la musique : elle est le seul lien avec le passé de notre DJ Moïse puisqu'il porte son casque dès que le shériff le sauve des eaux, et le seul moyen de s'exprimer de celui qui ne baragouine que quelques monosyllabes. Le shériff est trop occupé à lui enseigner l'electroclash lorsqu'il ne le promène pas sur la mule ou le laisse en cage, aussi revient-il au prêtre, tout drogué et excentrique qu'il est, d'apprendre à parler à Kaspar. "Io sono, IO SONO", s'évertue-t-il à lui répéter, soudain descartien, mais tout ce que le jeune homme sait dire, symbole du narcissisme et de la vacuité des jeunes générations actuelles, c'est "Io sono Kaspar Hauser"…


Bien que surjoué, cet échange est malheureusement le seul à avoir fait mouche, pour moi. Tout le reste m'a fait bailler, et souhaiter que la musique de Vitalic reprenne ses droits. Ce n'est pas tant la faute des dialogues, ni des acteurs, que celle de Manuli et de sa caméra fermement posée à hauteur de nombril, quand ce n'est pas en plan large. C'est un choix cohérent, mais qui se fait aux dépens de l'empathie avec les personnages, surtout quand les dialogues paraissent aussi abscons ou inutiles. Je dis bien "paraissent" car je n'exclue pas non plus une manœuvre de Manuli pour montrer qu'ils ont beau maîtriser les règles du langage, les habitants de l'île, les "adultes", ne valent pas mieux que Kaspar Hauser.


J'aime à le penser mais je n'en jurerais pas, car le metteur en scènes italien me semble en définitive plus préoccupé par le vent de bizarrerie qu'il tient absolument à insuffler à son film ; rien de préjudiciable en soi, au contraire, mais je ne suis pas sûr qu'il mette tous les ingrédients de son côté. Son acteur principal est à mon sens un bon exemple : on ne présente plus Vincent Gallo, électron libre tellement synonyme d'un certain cinéma indépendant et underground que j'ai l'impression de ne jamais l'avoir vu dans autre chose que du noir et blanc. Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, Gallo ne laisse jamais indifférent, il a une présence, un charisme.


Mais est-ce vraiment visible dans La Légende de Kaspar Hauser ? Oui… jusqu'à un certain point. Pourtant, Gallo a non pas un mais deux rôles pour montrer ce dont il est capable ! Celui du shérif, armé d'un colt en plastique et vêtu d'un déguisement de kermesse, est incontestablement amusant et personne ne peut reprocher à l'acteur d'être venu se contenter d'encaisser son chèque… mais le déluge continuel de "yeah boy, alright boy, that's right boy", dans un accent sudiste qui rappelle beaucoup son collègue JW Pepper de James Bond 007 : Live and Let Die, m'a vite couru sur les nerfs, car passé le premier quart d'heure, il devient évident que Gallo n'a rien d'autre à offrir. Quant au rôle de l'assassin aux ordres de la duchesse, il n'y a pas grand-chose à en dire, si ce n'est que Gallo marche droit dans les pas d'Al Pacino, Nicolas Cage et autres acteurs italo-américains incapables de s'exprimer correctement dans la langue de Dante.


Le reste du casting n'aurait pas dépareillé dans un épisode de Star Trek, obligés qu'ils sont d'en faire des tonnes devant une caméra qui refuse obstinément de s'approcher d'eux. Seules Silvia Calderoni dans le rôle de Kaspar Hauser et la sculpturale Elisa Sednaoui dans celui de la Puttana font forte impression, leur physique unique se mariant très bien à l'ambiance rétro et au noir-et-blanc. Je n'ai d'ailleurs encore rien dit de la photographie de Tarek Ben Abdallah, laquelle met parfaitement en valeur la côte sauvage sarde tout en contribuant grandement à la dimension absurde de l'ensemble. Simplement dit, même en retirant la musique de Vitalic, le film vaudrait le détour.


Telle est ma conclusion : La Légende de Kaspar Hauser vaut le déplacement, en tant que curiosité. Le climat de folie du film, renforcée par la cinématographie et la bande-son, lui confère une saveur unique, à défaut de bien savoir ce qu'il nous met dans l'assiette. Ainsi, je ne suis pas certain que quiconque n'est pas vaguement familier avec la réelle histoire du jeune Allemand puisse vraiment saisir de quoi il en retourne. À vous de voir si le verre est à moitié plein ou à moitié vide, mais pour ma part je me suis dit à plusieurs reprises, tandis que battait à mes oreilles le Flashmob de Vitalic, que tant qu'à jouer la carte de l'excentricité, le film n'aurait rien perdu à être un clip de musique d'une heure et demie ! Mais quoiqu'il en soit, je suis heureux qu'il existe encore des ovnis de ce genre, et à l'instar du personnage en blanc, je ne peux que saluer leur fugace apparition, ne serait-ce que pour avoir rompu la monotonie !

Szalinowski
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le 19 juin 2019

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