Eaux Sombres
Alors là, le masqué, il est bien embêté. Car il a très envie de dire plein de choses. C'est que ça se bouscule dans sa tête, à la fin de la séance. Ca faisait belle lurette que cela lui était pas...
le 12 janv. 2017
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*C'est Kafkaïen ! Français, certes: mais Kafaïen !*
C'est en paraphrasant ainsi Audiard qu'on pourrait au mieux définir ce premier film long-métrage de Thomas Kruithof.
Car il s'agit bien d'un film aux décors kafkaïens, à l'ambiance kafkaïenne et à la musique kafkaïenne.
Mais plus que cela, c'est un excellent film d'espionnage ancré dans une réalité quasi-documentaire et stylisée en même temps qui démontre avec brio combien le genre de l'espionnage au cinéma, genre tentaculaire qui mêle polar, science-fiction, guerre, action, politique-fiction, est avant tout une forme étrangement inquiétante de fantastique et se nourrit des fantasme civil de l'occulte politique et technologique.
Sorti en janvier 2017, premier film d'espionnage sorti cette année-là, La Mécanique de l'ombre sort à propos l'année des élections présidentielles et traite d'un contexte d'éléctions présidentielles. Mais son rapport au réel ne s'arrête pas à ce décalquage superficiel. Il naît avant tout d'un paysage réaliste du chômage en France.
C'est cet état des lieux sans concession du monde du travail qui sert à planter le décor, à faire croire à l'authenticité de l'intrigue des faits racontés.
Le film s'ouvre sur un cas tristement de plus en plus banal et quotidien, celui du burn-out. L'approche de cet événement qui constitue la première marche de l'escalier infernal emprunté par Duval, le protagoniste, doit à sa photographie et à l'excellente bande-son qui l'accompagne est en soi déjà très réaliste et très écrite. Une scène banale de travail au bureau, un impromptu professionnel de fin de journée, un énervement gradué en crescendo, une colère et une menace dans la voix de Duval toujours plus accentuée, une musique feutrée mais entêtante et des classeurs qui s'alignent et s'empile à côté d'un Duval qui passe de la position debout à la position prostrée. Comment ne pas ressentir le burn-out du personnage ?
S'ensuit une peinture très réaliste du chômage en France: accumulation des entretiens d'embauche, questions et réponses désincarnées, typiques et dépourvues de sens, les étapes de recrutement, la demande d'information sur l'ancien emploi, et la question de l'âge face à l'emploi. Duval vieillissant n'intéresse guère; on lui demande s'il accepte d'être placé sous la responsabilité d'un patron plus jeune que lui.
En parallèle, les stigmates du chômeur, plus ou moins stéréotypées mais plutôt réaliste: l'ennui, le poids, le stress, l'angoisse, l'attente de ce qui devrait arriver et qui n'arrive pas, l'alcoolisme et les groupes d'alcooliques anonymes, l'insomnie, l'occupation par défaut (du puzzle à la Pérec), le départ du conjoint (évoqué par Duval en discussion avec un ami), un désespoir prégnant à l'image de la représentation du chômage dans le film, noire mais sans pathos ou exagération.
Un désespoir mis en cause, condamné par La Mécanique de l'ombre comme la cause de la perte des repères, de l'acceptation de n'importe quelle idéologie messianique ou pseudo-salvatrice (Max Chattam fait de cette manière le rapprochement avec DAECH dans Les mots, toujours, article de Nous sommes Charlie), l'acceptation de n'importe quel emploi ou n'importe quelle occupation. Un désespoir qui abandonne l'individu en proie à n'importe quelle entreprise, à n'importe quel job, dans un monde du travail privé où, par définition, tout le monde peut employer n'importe qui pour faire n'importe quoi. Un désespoir individuel et une indifférence collective qui mettent en danger l'individu et la société.
Une situation préoccupante illustrée parfaitement par cet échange entre Duval et Labarthe, le policier qui l'arrête:
- J'avais besoin de travailler !
- Et aujourd'hui, vous êtes accusé de meurtre !
C'est dans ce climat de névrose social très réaliste et très quotidien pour un grand nombre de français que l'espionnage va s'infiltrer comme le fantastique dans le réel.
La rencontre entre Duval et un ami de vieille date à un enterrement déclenche toute une spirale cauchemardesque dans laquelle il chute comme Scottie dans Sueurs froides. Un entretien d'embauche étrange, différent des autres déjà aperçus, à la fois inquiétant et très positif, des journées de travail surréalistes, un nouveau collègue digne d'un gangster, l'enregistrement d'une scène de meurtre, un cambriolage forcé qui se finit en meurtre, un interrogatoire à la sauce Bernard Gui par le patron, puis arrestation par la police et condamnation pour meurtre. Une chute toujours plus violente et plus vertigineuse dans les arcanes obscures de la politique. L'espionnage apparaît comme le fantastique politique, comme le fantasme de ce que l'on peut voir tous les jours mais qui reste opaque, occulte.
Comme bon nombre de films d'espionnage de ces dernières années, La Mécanique de l'ombre se place dans celle de Snowden pour faire accepter une intrigue nourrie par le cinéma d'espionnage plus classique. Cela est permis par le rejet de la technologie: pas de portable, pas d'ordinateur, pas de réseau sociaux, la recherche de l'ombre qui dissimule, qui recèle. Ce qui donne là encore un grand réalisme à la piste narrative plus romanesque de l'espionnage: où mieux se cacher finalement qu'en dehors de tout ce qui est connecté ? Où mieux cacher ses secrets que dans les machines à écrire, les lieux désaffectés ? Qui de mieux pour exécuter les basses besognes que des laissés pour compte ? Tout se recoupe parfaitement.
Contrairement à beaucoup de film d'espionnage de ces dernières années, l'organisation occulte est bien ancrée dans le réel et n'agit pas pour des motifs purement financiers et nébuleux. La Mécanique de l'ombre flirte ainsi avec la politique-fiction pour oser aborder les calculs politiques, les libérations d'otages à la Chirac-Pasqua à visée électorale et surtout les cabinets noirs de présidents et de politiques.
Duval se retrouve en effet à travailler pour l'un d'entre eux sans le savoir, sans connaître les autres agents, au service d'un candidat à l'élection présidentielle qui élimine tous les éventuels obstacles à son succès en mettant ses adversaires et leur entourage sur écoute, afin de trouver de quoi les faire chanter ou les menacer.
La réalité rejoignant souvent la fiction, peu de mois après la sortie du film, un cabinet noir e de François Hollande, à l'origine des attaques faites à François Fillon a été mis à jour par des journalistes qui se sont empressés de récuser leurs propres résultats. Et les révélations récentes sur ce qui est devenu l'affaire Benalla ! La fameuse mécanique de l'ombre .....
Sans jouer de manière outrancière sur son casting, La Mécanique de l'ombre doit aussi son succès à un bon choix d'acteurs aux performances extraordinaires.
D'abord François Cluzet, qu'on imagine assez peu dans un film d'espionnage mais qui convainc efficacement le spectateur. Il prête son caractère ombrageux, aussi angoissé que colérique, à un personnage touchant, crédible et très proche de chacun d'entre nous.
A l'époque de la sortie du film, il était d'autant plus amusant d'établir des comparaisons entre lui et François Fillon, qui lui ressemblait énormément dans la diction, la démarche, le maintien, les mimiques, la gestuelle.
Face à notre civil au grand coeur, délavé par une société imbécile, le grand chef du cabinet noir, Clément. Et pour l'incarner, le génial Denis Podalydès, loin de son interprétation de Nicolas Sarkozy dans La Conquête et tout aussi loin d'un Ernst Stavro Blofeld de James Bond. Il traduit son personnage comme un subtil cocktail de PDG d'entreprise condescendant et une sorte de Palpatine barbu et moustachu qui sait l'art de tirer les ficelles, de manipuler même les plus incorruptibles et jouer, par une science du théâtral, avec l'ascenseur émotionnel pour dévoiler les vérités qu'on lui dissimule.
A leurs côtés, Sami Bouajila très crédible en enquêteur froid et intègre, et Simon Abkarian qui rejoue pour notre plus grand plaisir les Alex Dimitrios de Casino Royale.
La Mécanique de l'ombre s'appuie aussi sur une intertextualité souvent incomprise.
De fait, bon nombre de critiques rapprochait ce film de La Vie des autres, en se concentrant sur les scènes de transcriptions par Duval à la machine de conversations enregistrées. L'esprit d'agent de l'état voyeur, le dénuement du local de cet agent, le casque sur les oreilles font immanquablement penser à La Vie des autres.
Mais ce serait faire un contre-sens que de considérer cette référence comme la référence principale du film.
Il existe en effet une référence bien plus omniprésente, mobilisée de façon à la fois subtile (Clément rencontre Duval pour la première fois dans les bâtiments Topaze de Paris) et bulldozer (le final du film est un sacré pastiche). Il s'agit, comme on l'aura deviné de L'Etau d'Alfred Hitchcock, dont le titre original est Topaz. A la fin de ce film culte du cinéma d'espionnage, le héros, agent américain rejoint les dirigeants français d'une organisation type cinquième colonne soviétique dans un stade de football vide. A la fin de La Mécanique de l'ombre, Labarthe et Duval retrouvent eux aussi Clément, le chef du cabinet noir, dans un stade de football désaffecté. Seule différence, L'Etau se déroule en plein jour, La Mécanique de l'ombre en pleine nuit comme pour renforcer cette ambiance d'obscurité.
Une ambiance d'obscurité ou plutôt une ambiance fantastique pour mieux faire la charge d'un système politique opaque, comme dans les romans kafkaïens - notamment Le Procès et Le Château.
L'ambiance d'un monde noctambule, éclairé à la lampe au-dessus d'un puzzle ou éclairé par les réverbères précaires des ruelles parisiennes. Un stade de foot éclairé pour les rares spectateurs d'un match peu commun et qui s'extrait un court instant d'une ville gorgée de nuit.
L'ambiance nocturne et fantastique qu'annonce l'affiche avec ses personnages mi-ombres, mi-silhouettes, mi-spectres noirs, s'effaçant sur fond blanc, un tracé sonore rouge-sang tranchant avec le reste. Fantastique comme le cauchemar de Duval qui tape à la machine et se retrouve les mains ensanglantées avant de sortir en nage d'un mauvais rêve dicté par sa conscience.
L'ambiance d'un monde déjà totalitaire, immense, cyclopéen, qui isole et écrase l'individu. Les salles sont trop grandes pour des êtres trop petits. Les politiciens trônent démesurés sur des affiches de propagande qui elles aussi écrasent le passant isolé dans un gigantesque escalier solitaire.
L'ambiance d'un paysage urbain peuplé de ronds-de-cuir sûrs de leur fait qui pressent l'individu, l'use, le métamorphose en chômeur puis en agent secret et assassin d'un cabinet noir.
L'ambiance de cette très belle musique de Grégoire Auger, qui oscille entre musique hitchcockienne et griffe d'Insidious, insidieuse et inquiétante comme un serpent, qui s'insinue entre de sourds tambours tribaux qui donnent la cadence.
La parfaite et jouissive mise en musique du parcours de Duval, nouveau Joseph K, entre les mâchoires d'un étau politique qu'on nomme La Mécanique de l'ombre.
Un beau et surprenant film d'espionnage français qui prouve combien le film d'espionnage est une forme de fantastique qui introduit l*'hybris politique* dans la morne, sinistre et dangereuse décadence du monde du travail à la française.
Une plongée aux Enfers qui mènent les moins méritants aux Champs Elysées et les Justes au Tartare. Un monde qui souffre de l'inversion des valeurs.
Une musique, surtout, qui à tout prendre, est ce qu'il faut avoir conservé du film.
Allez voir La Mécanique de l'ombre : son oeil noir est le seuil d'infernales demeures !
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes La Cérémonie du Goldenspy 2017: L'année de L'Espionnage à l'international, entre féminisme, Etat bandit et molosses., Au bout d'une heure de film ... et Alfred Hitchcock inspires (version films)
Créée
le 14 janv. 2017
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