Ils sont quand même formidables, nos amis tchèques. En 1967, soit trois ans avant son formidable 'Ucho', Karel Kachyna démontre déjà ses talents de monteur et de cinéaste qui, en quelques minutes et sans dire un mot, pose tous les enjeux de son film avec une succession de plans d'une ingéniosité et d'une modernité déroutantes qui n'ont de pair que le cynisme avec lequel il aborde son sujet. C'est à dire, et sans trop vous raconter non plus, qu'on démarre tambour battant sur une séquence de plans alternés qui présente en quelques secondes espoir et déception d'une collectivisation de laquelle ne coulera aucun blé, seulement la pluie — où des visages figés écoutent ce qui semble être le — Diable — délégué du Parti Communiste d'alors. On croirait voir le Tango de Satan en court-métrage avec un vrai fond politique. Ou presque.

Mais le film prend un virage étonnant, le communisme va rencontrer l'autre idéologie fondatrice et formatrice qui a dominé, et bien avant, cette région du monde: le Christianisme. Ce n'est pas un hasard, c'est même un symbole très fort, que la première confrontation entre les deux soit à l'occasion d'une mort. Un suicide, plus exactement, celui d'un fermier qui avant de se donner la mort avait mis à mort son bétail, politique de la terre brûlée. Prodigieux alors, que l'ennemi soit ici celui qui ait lui-même ordonné cette pratique lors des invasions allemandes en 1940.

Cette première mort sonne le réveil d'un personnage qui n’apparaît qu'alors, cette fameuse nonne.

Ce qui semblait être un autre film pamphlétaire sur l'oppression communiste, prend une tournure alors beaucoup plus étonnante et complexe à mesure que le Christianisme reprend le dessus; on retrouve à partir de là, les récurrences du cinéma tchèque, chez Vlacil dans La Vallée des Abeilles notamment, à savoir l'invasion du fanatisme au plus profond de l'intime avec ici un degré plus fort encore quand cette intrusion peut se comprendre à la fois comme une solution de sécurité contre un communisme voleur mais aussi et surtout comme une voie de d'émancipation personnelle structurée autour du désir sexuel. Cette nonne, résurrection d'une vierge Marie (bien montée) et qui conteste l'autorité et l'orthodoxie du prêtre en fonction, est autant le réveil de l'individu (qui la désire), qu'elle est la faucheuse d'une individualité tuée dans l'oeuf — la nuance est fondamentale: les villageois cessent d'être un collectif organisé de force par le communisme pour devenir un collectif inconscient, une secte fanatisée par une icone féminine qui n'a pas grand chose à voir avec un symbole d'émancipation de la femme, qui la sacraliserait davantage comme un objet. Prier l'icone, prier par désir, Kachyna réalise en 1967 un film d'une pertinence incroyable sur la sexualisation qui serait encore incompris aujourd'hui.

A une domination de masse, historique et idéologique, succède une domination de masse de base individuelle et pulsionnelle (les femmes voient la Sainte, les hommes voient ses seins). Le Mystique triomphe du Matériel, et l'individu fourni ainsi le terreau de sa domination. Finalement, le génie du film ne serait-il pas d'interpréter l'idéologie comme une dégénération de l'intime ? L'esprit comme premier maillon de la chaîne d'esclave. Et tout ça est d'une beauté...
Heisenberg
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le 11 juil. 2013

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