Sylvester, c'est la tentative de Lupu Pick de transformer un drame intime en métaphysique, en connaissance du monde ; d'élargir la perspective et de se demander, à partir des êtres humains, comment tout ça tourne ? En 1930 pour le journal Ciné-monde, il le formulera ainsi : « dépasser la psychologie [au coeur du processus de son film précédent Rail] pour accéder à la métaphysique.¹ »

L'essai tient à plusieurs choses. Déjà au seul carton, en introduction, qui rappelle l'épisode de la tour de Babel et sous-entend le moment fatidique où la langue a cessé d'être commune. Mais aussi aux retours de plans sur la mer qui s'agite plus la fin pointe le bout de son nez, alors qu'ils sont a priori extérieurs à l'intrigue. Et enfin, à la place donnée à la rue extérieure : à son excitation, son peuplement, son fourmillement, et aux mouvements de caméra qui n'en finissent pas (toute la mise en scène sur les portiers rappelle à quel point Murnau doit à ce film pour Le Dernier des hommes tout en transcendant l'idée de son génie, surtout quand on sait que leur scénariste commun, Carl Mayer, ne donnait pas exactement d'indication technique).


Autant le dire tout de suite, je ne suis pas sûr que la tentative soit réussie. Je veux dire, si l'entreprise est de faire de la métaphysique à partir du psychologique, le saut à effectuer ne peut se faire à l'aide d'un montage parallèle, presque intellectuel par moments, à la Eisenstein, aussi court, insistant et imposé, même si — notons les contradictions qui nous traversent — le long crescendo qui parcourt le film nous y pousse aussi avec lenteur. Cependant, même en n'atteignant pas ce but, l'élan fait qu'on s'en rapproche, et que les images, plus elles s'entremêlent, gagnent en puissance suggestive, tendent même parfois vers le sublime kantien où il nous est difficile de tout mesurer : l'écart entre le travelling avant sur l'enfant pleurant et le tilt tant attendu au-dessus de la mer, dévoilant le ciel baigné de rayons de Soleil presque divins, est à couper le souffle.


Par contre, ce que Lupu Pick réussit véritablement, c'est l'atmosphère si particulière juste avant et après la Saint-Sylvestre : la joie, l'excitation, la montée en puissance, le jaillissement, puis la lente retombée, le retour au réel, le dépeuplement presque mélancolique, la tristesse que dans bonne et nouvelle année il y ait surtout la même année passée où rien ne change, où les Hommes ne savent toujours pas se parler et où l'histoire se finit toujours au cimetière. C'est pour ça que la rue n'a de cesse de perturber le drame qui se passe dans une arrière salle d'un bar, elle l'illustre en tant qu'atmosphère, en tant que monde étendu.


Interrompre une action — dans le sens brechtien —, cela sert à révéler ce qui s'y passe de sous-jacent et pourtant sous nos yeux. On n'a pas bien vu parce que c'était en mouvement, que cela ne s'arrête pas. Mais si ça se fige, ou que l'on sort prendre l'air pour changer de perspective, on réalise, la connection se fait (on reconnecte), et le réel surgit. Ce n'est qu'après cet entre-temps que le temps peut reprendre son cours. C'est de toute façon sûrement pour ça que Carl Mayer avait choisi d'ancrer son récit dans la dernière heure de la Saint-Sylvestre, « cette heure chargée de promesses et de menaces dont l'ambigüité (le choc du présent avec le devenir) avait déjà séduit les romantiques. »


Toutes ces précisions pour rendre compte qu'à cette époque précise du cinéma allemand, et c'est encore plus vrai quand Mayer est dans l'équation, rien n'est laissé au hasard. Les films sont intentionnellement courts pour être chargés. Pareil pour le nombre de personnages ou de lieux. L'idée derrière, c'est qu'en abstractant, en réduisant le nombre de cartes en jeu, on accède plus facilement à l'universel par leurs résonances, en tout cas à une physique plus vaste. Et même si, on l'a dit plus haut, la métaphysique est difficilement atteinte ici, il est temps de faire un instant preuve d'honnêteté intellectuelle. Car il nous manque cinq minutes à la version initiale. Et la plupart des plans manquants sont notamment ceux permettant le contrepoint par crescendo, le montage musical de plans extérieurs à l'intrigue, ceux qui rendaient sûrement plus à portée de main cette symphonie métaphysique.


Ce montage en partie perdu, c'est ce qui permettait à Lupu Pick de dire à la lecture du scénario — et retranscrit dans la préface publiée de celui-ci — : « j'ai été frappé par le côté éternel des motifs. Et j'ai voulu transmettre au spectateur les sentiments que j'éprouvais à cette lecture. Mais en cours de réalisation, des perspectives nouvelles se sont ouvertes, je me suis rendu compte que j'avais affaire à un sujet éternel et vaste comme le monde, magistralement resserré dans des évènements qui se déroulent en une heure. »


Ainsi s'il fallait résumer en quelques mots Sylvester, c'est la tentative de son cinéaste et son scénariste d'apporter leur pierre à l'édifice à un thème commun au romantisme allemand et à l'Expressionnisme, au principe d'Umwelt, du monde qui entoure, celui qui nous conditionne, qui fait que nos affects dérivés de la nature luttent avec notre capacité à penser, et que cette dialectique s'immisce dans toutes les relations. Le cinéma germanique de cette époque n'aura de cesse de rappeler que cette malédiction pèse sur l'humanité.



¹ L. Pick, in Lotte H. Eisner, L'Écran démoniaque (1951), Le Terrain Vague, Paris, 1981, p. 126. Les deux citations suivantes dans la critique viennent de la même page.

Créée

le 24 janv. 2024

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