Voilà, j’ai faim.

J’ai faim.

C’est dit et je pense que ça peut se comprendre.

Et ce, pour une raison principale, La Passion de Dodin Bouffant est un film sensoriel.

Pour stimuler les sens, il s’emploie à s’approprier le temps de la passion.

Dans le menu que concocte Tran Anh Hung, le non-narratif est donc un met de premier choix.

Le film s’ouvre sur la longue préparation d’un non moins long repas, par Eugénie, cuisinière de Dodin Bouffant depuis une vingtaine d'années. Soit, la préparation sera longue, les ingrédients nombreux, les textures, bruits de cuissons et changements d’états des matières ne seront pas occultés.

Cette passion d’Eugénie et Dodin pour la gastronomie, on nous la fait ressentir par le temps qui y est consacré. C’est bien par le temps que s’opère le parallèle entre passion gastronomique et passion amoureuse. Les scènes où l’on développe le regard amoureux de Dodin paraissent bien courtes à côté de celles où Eugénie s’affère en cuisine. En ça, le plan et la réplique finale éclairent tout le film. La relation qui unit les deux êtres a toujours existé à l’aune de leur rapport à la gastronomie. La passion amoureuse se fond dans la cuisine. La première ne pouvant exister sans la deuxième. Eugénie est avant tout la cuisinière de Dodin. En ce sens, tout le film est une ode à l’art culinaire.

Les étapes de l’élaboration d’un plat sont nombreuses : du choix des aliments à la découpe, de la cuisson à l’assaisonnement, j’en passe et des meilleures.

Bon sang, j’ai faim.

Les 5 sens sont sollicités simultanément. Les contrastes de couleurs sont révélateurs de la pluralité de fruits et légumes, de provenance tout aussi variées. Les sons qui se dégagent des casseroles, poêles et autres marmites, en opposition au silence de ceux qui cuisinent mettent en avant la vie de cette passion humaine. Pareillement, la cuisine, le lieu cette fois-ci, est toujours ouverte vers l’extérieur, on entend très souvent les paons qui habitent l’environnement sonore déjà riche de la pièce.

Sublimer un besoin naturel est-ce ça, le propre de l’artiste. Comment, dans le cadre, les éléments peuvent se marier ? Comment la matière vit et comment la capter ? Comment peut-on faire du cinéma sans matière ? Les passions du film renvoient à la passion du cinéaste.

Que ressortir de ce film ? Pour moi, c’est une ode à la création. A tout prendre, le film ne parle que de ça. Créer comme un besoin strictement humain. Se nourrir est vital, nul besoin d’élaborer des recettes. Et pourtant, à l’instar du geste parfaitement inutile de l’artiste qui est en train de filmer, le cuisinier trouve son sens dans la vacuité pourtant nécessaire de son action. Précisément parce que cela n’est pas vital, cela en devient une pulsion de vie. Le produit n’est qu’une infime partie du plaisir immense de la création. Les artistes sont-ils des gens qui ont peur de la finitude, qui ont le vertige de ce qui, jamais plus, ne sera modifié ?

Ce vertige est semblable au sentiment amoureux. Ce qui ravive la flamme est la passion, sans cesse revisitée, pour la cuisine. Des nouvelles recettes, des nouvelles saveurs, des nouveaux ingrédients, des nouvelles manières de cuisiner une recette déjà goûtée.

La première scène de préparation du repas précède celle où Eugénie, au rez de chaussée, l’achève et dresse les plats. Au même moment, Dodin reçoit ses invités et ripaille allégrement. Cet événement trouvera son écho plus tard dans le film. Une scène de cuisine dans laquelle Dodin prépare un repas pour la femme qu’il aime. Il le dira lui-même, l’amour, c’est regarder toujours l’objet du désir avec un regard nouveau. La sensualité qui se dégage de cette scène semble avoir été marinée tout au long du film. Dodin caresse la matière des aliments à l’image des poires qu’il manie délicatement pour Eugénie dont le corps dénudé mimera les formes. La matière par la passion, la passion, par la matière.

Liés par l’envie, de ne jamais être dans une posture passive, de toujours chercher, les deux cuisiniers sont avant tout des artistes qui s'aiment dans et par leur art.

La situation de Dodin, après la mort de son épouse, se débloque grâce à cela. La quête de nouvelles saveurs et, précisément, la personne qui sera à l’origine de leurs découvertes aura conquis Dodin. Dodin l’inconsolable, Dodin le solitaire, Dodin qui, par un nouveau mariage des saveurs, ira, enthousiaste, chercher la remplaçante d’Eugénie. Ou plutôt, sa successrice.

Mais La Passion de Dodin Bouffant, c’est aussi le portrait d’une certaine bourgeoisie française. Celle, à l’image de Dodin et sont groupe d’amis, des lettrés qui philosophent, refont le monde autour d’un repas. Ils convoquent des scientifiques, des auteurs et penseurs de leur temps. De fait, le film s’ancre dans un contexte où les protagonistes ont l’argent et le temps de développer cette passion. Pour autant, Dodin semble avoir un regard bienveillant sur les gastronomies populaires puisqu’il prépare un pot-au-feu pour des gens de la haute. De là à voir une potentielle instrumentalisation de l’art gastronomique à des fins revendicatrices… Ces gastronomes qui mangent jusqu’à plus faim et boivent jusqu’à plus soif, on ne les voit que peu cuisiner, la vraie passion, qui donne son titre au film, semble habitée par un élan incarné par Dodin.

Bourgeoisie française du XIXème oblige, la passion spirituelle s’immisce dans celle, à la source très prosaïque, de la gastronomie. Le cercle mondain, parlant en citation, rapporte que Dieu a donné à l’homme la capacité d’être le seul être qui boit sans soif. Si l’homme transforme lui-même l’eau en vin, on peut comprendre aisément les dérives de certains artistes-créateurs. Là encore, les détails ont du sens. On y relève que le goût d'un aliment est différent selon qu’on ait bu (ou non) du vin, que celui-ci peut altérer différemment le goût en fonction de ses composants. La création de Dieu, l’homme, est alors perçue comme excessivement complexe parmi le règne du vivant. Cela passe toujours par la gastronomie. A propos de la relève, la jeune fille qui goûte les plats n’a pas le même palais que Dodin, et j’ajouterais qu’elle ne doit pas avoir les mêmes oreilles ni les mêmes yeux… ce qui relève du sensoriel évolue énormément et l’être humain en lui-même, possède une potentialité.

Si la cuisine est partout dans la vie de ces bourgeois du XIXème, ça n’est pas anodin. Ils se présentent comme des hommes de leur temps. Les expérimentations théoriques sont tout de suite mises en pratique par la préparation, dans une démarche proche de l’hypothèse scientifique que l’on cherche à valider. Tout au long du film, Dodin et Eugénie tendront vers l’excellence en permanence. Ils recherchent les nouvelles saveurs où la perfection de celles qu’ils connaissent déjà.

Et la quête de nouvelles saveurs, du plat revisité, on l’a tous en nous. Quel que soit le domaine, c’est ce qui motive intimement les humains.

C’est, entre autres, ce qui me fait aimer le cinéma.

Alors, à mon tour de vous souhaiter : “Bonne dégustation !” .

Jekutoo
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Le cœur rivé vers l'écran en l'an 2023 et Les meilleurs films de 2023

Créée

le 21 déc. 2023

Critique lue 9 fois

Jekutoo

Écrit par

Critique lue 9 fois

D'autres avis sur La Passion de Dodin Bouffant

La Passion de Dodin Bouffant
Fleming
5

Bien peu passionnant

Ça se passe à quelle période ? XIXème siècle ? Début XXème ? J'ai eu du mal à situer l'intrigue dans le temps. Eugénie (Juliette Binoche), aidée de Violette et bientôt Pauline, deux servantes ou...

le 11 nov. 2023

20 j'aime

13

La Passion de Dodin Bouffant
Plume231
6

Chair et Chère !

Quand j'ai lu le résumé de l'intrigue de départ de ce film, je craignais que cela ne soit qu'une pâle resucée du Festin de Babette, avec ce diner fastueux que l'on doit servir à un prince et qui...

le 9 nov. 2023

18 j'aime

5

La Passion de Dodin Bouffant
Cinephile-doux
8

Cuisiné avec amour

Que les admirateurs de Anatomie d'une chute aient été déçus que La passion de Dodin Bouffant représente la France aux prochains Oscars peut se comprendre. Le film de Tran Anh Hung, véritable hymne à...

le 27 oct. 2023

18 j'aime

2

Du même critique

Jessica Forever
Jekutoo
2

Il faut le voir pour le croire

Poisson d'avril... Vous m'avez bien eu, bravo ! Franchement, honnêtement, vous voulez que je vous dise ? C'est bien fait. Nan mais si, le coup du film de genre complètement pété à bas coût, français...

le 2 mai 2019

5 j'aime

6

J’veux du soleil
Jekutoo
4

L'enfer est pavé.

Ruffin et Perret, ensemble, dans un film traitant des gilets jaunes. Mettons de côté le deuxième pour développer sur le premier. Qu'il m'aurait été agréable de démolir la prétendue neutralité...

le 15 sept. 2019

5 j'aime

Josée, le tigre et les poissons
Jekutoo
5

Un connard en fauteuil reste un connard

Un tigre ce n’est rien de plus qu’un gros chat, sauvage. Les gens se font une montagne de n’importe quoi comme dirait une tante éloignée un peu éméchée. La réalité est nuancée, complexe. Être une...

le 17 juin 2021

4 j'aime