Qui eût dit que Lucile Fay LeSueur, « petite pécore texane » née à l’orée du XXème siècle dans une modeste famille ouvrière, deviendrait Joan Crawford, l’une des stars les plus représentatives de l’âge d’or du cinéma ?


« Elle fut la première « création » de la MGM, la première star de Hollywood entièrement fabriquée au goût américain» devait déclarer plus tard Louis B Mayer grand patron de l’entreprise.


Le style « Crawford », né en 1929 fait de la petite rouquine à l’œil clair et aux taches de rousseur, une brune qui se veut glamour et sexy : visage lisse que dévorent des yeux très maquillés, immenses sous les sourcils épilés, lèvres charnues soulignées d’un rouge à lèvres agressif lui composant un véritable masque sculpté.


« Harriet Craig » annonce la couleur, tout entier dédié à La Star : self-made woman, pur produit de La Grande Dépression, l’actrice restera fidèle à ces femmes fortes et autonomes qu’ un travail acharné propulse au sommet, dans une vie jalonnée de moments difficiles, des rôles où elle sera plébiscitée par des millions de personnes ayant vécu la crise.


Toutefois le titre français « La Perfide » ne laisse planer aucune ambiguïté sur le style du personnage, dans ce film d’après guerre réalisé par Vincent Sherman, chantre du portrait féminin: héroïne de l’ombre plus que de la lumière, manipulatrice engluée dans ses turpitudes, un rôle en or que Joan Crawford va mordre à belles dents, réduisant ses partenaires à la simple fonction de faire-valoir.


À cet égard, la scène d’introduction est un modèle du genre : telles des fourmis affolées prises de panique, le personnel d’une vaste maison de maître s’active sans répit dans la pièce luxueuse, courant d’un coin à l’autre du salon, chassant le grain de poussière invisible, lustrant et polissant meubles et bibelots avec une ardeur inquiète décuplée par l’attente.


Devant des femmes tétanisées, dont l’une est une jeune cousine, orpheline toute dévouée à sa «bienfaitrice», Mrs Craig fait son entrée : une maîtresse des lieux dont on ne verra d’abord que la nuque et le dos, dont on n’entendra que la voix, impérieuse et acerbe, tançant vertement la petite bonne encore novice qui s’est risquée à fouler les marches interdites :



Je vous ai dit plus de cent fois de ne pas utiliser le grand escalier, rien d’étonnant à ce que le tapis soit tout élimé !



Mais Harriet, c’est aussi ce visage marmoréen qui capte la lumière, sourire éclatant et élégance sans faille pour accueillir, en séductrice, le mari tendre et aimant qu’elle s’est choisi, d’autant plus malléable qu’il est profondément épris de son épouse si « parfaite » évoluant dans une maison impeccable, à son image, un lieu familier que Walter connaît depuis toujours mais ne reconnaît plus.


«Objets inanimés avez-vous donc une âme » Chantait le poète…


Trônant sur la cheminée, le précieux vase Ming, symbole de cet idéal de perfection qui meut Harriet en toutes circonstances, fait l’objet de toutes les attentions, de toutes les mises en garde à l’encontre des domestiques et de leur potentielle maladresse : nul n’ignore qu’elle y tient comme à la prunelle de ses yeux.


Au fur et à mesure se dévoile ainsi la personnalité complexe de l’héroïne, son absence totale d’empathie et d’ouverture aux êtres, son incapacité avérée à se réjouir du bonheur de ses proches, sa jalousie, enfin, terrible et viscérale.


Quand sa cousine Clare, timide et réservée, se confie, dans un rare moment d’abandon, sur un amour naissant, Harriet , mue par une rage froide, n’aura de cesse qu’elle n’ait ruiné, avec une joie mauvaise et à coups de mensonges éhontés, la réputation du prétendant, ne faisant qu’une bouchée de «l’intrus» puis, la tête haute et drapée dans sa bonne conscience, elle tourne les talons sans un regard pour la jeune femme effondrée .


On l’aura compris, ce formidable égoïsme, ce côté manipulateur toujours en contrôle, ce perfectionnisme névrosé puisent leurs racines dans les traumatismes de l’enfance : l’abandon d’un père volage ayant entraîné une méfiance instinctive envers les hommes et l’amour immodéré des possessions afin de pallier le manque affectif et les difficultés de la vie.


« Harriet Craig » n’est pas une oeuvre majeure du 7ème art, mais reste très représentatif de ces « Films pour Femmes » centrés autour d’une héroïne en proie à ses contradictions, ses carences et ses fêlures, et se révèle donc particulièrement efficace quand ladite héroïne est incarnée par une Joan Crawford aussi jubilatoire que détestable, multipliant à l’envi mensonges, traîtrises et coups bas pour arriver à ses fins.


Comment ne pas se réjouir, alors, quand son "cher" mari (excellent Wendell Corey!), dont les yeux ont fini par se dessiller, secouant quinze années d’interdits et de frustrations, se laisse aller à vivre!


Sentir couler dans sa gorge l’alcool défendu, s’enfoncer voluptueusement, sans crainte d’en bousculer les coussins, dans la douceur moelleuse du canapé et se libérer, enfin, de la tutelle d’une femme prisonnière d’elle-même et de ses obsessions…


Film prenant auquel Joan Crawford insuffle une formidable puissance de jeu, nourrie de sa propre expérience de petite fille humiliée au quotidien, puis de femme qui se sera battue toute sa vie pour réussir, d’où l’impression que l’actrice vit son personnage de l’intérieur : elle est d’un naturel confondant.


https://www.youtube.com/watch?v=Esm3TuSuEdA

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le 3 sept. 2022

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Aurea

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