Il est très tentant, quand on apprend les thèmes de La Petite Dernière, de hurler au scandale, à "l'énième film qui cherche à libérer les femmes maghrébines" par une occidentalisation qui revient à coloniser les "arabes" jusque dans leur intimité. Laissez-moi pourtant penser que quelque chose de beaucoup plus profond, voire nécessaire, est représenté dans ce film.
I. Qu'est-ce qu'il raconte, ce film ?
L'histoire de Fatima, de sa terminale à son entrée à la fac. Fatima, "la petite dernière", une fille qui a à coeur sa famille et sa religion. Une fille timide, qui se sent seule, qui ne sait pas vraiment qui elle est, mais qui a ce sentiment qui la porte vers les femmes. Si on devait immédiatement lui prêter un terme, avec ce qui transparaît, ce serait "inhibée". Pourtant, c'est une véritable volonté d'affirmer qui elle est qui va germer dans ce film, et Hafsia Herzi nous emmène alors être les témoins du déploiement de son identité. On navigue entre :
- La famille aimante, mais confortable dans ses traditions.
- Une société qui apparaît, en contraste, comme émancipée, carrément hédoniste. Où l'on va à des fêtes, où l'on boit, où l'on couche dès le premier soir.
- Cette sphère intime de la foi, qui n'est pourtant jamais perdue de vue, mais a terriblement besoin qu'on lui dise quoi faire. Or... Quels repères ?
II. Irréductibles inhibitions.
J'ai une grande tendresse pour Fatima. Peut-être parce que nous partageons un certain nombre de traits, étant moi-même maghrébine, bisexuelle, ayant à coeur les mêmes choses qu'elle, et ayant côtoyé la fac de philo, ses étudiants, Paris.
Il s'agit d'abord, dans ce film, de "comprendre" ce que l'on est. C'est là déjà pas la mince affaire. Car cela demande de s'interroger vraiment : quelle place pour l'identité LGBTQ+ dans une famille maghrébine traditionnelle, où on ne voit presque pas le père, où les femmes font d'office la cuisine et s'y plaisent ? On parle systématiquement de "futur mari", d'"enfants", car on sait d'office qu'il n'y a pas d'alternative envisagée ("autorisée" ?). La norme, c'est le mariage hétérosexuel. Remettre en question ce schéma, ce sera au prix de l'instabilité, du conflit (retenez ce point, il me semble capital pour la fin).
Fatima "sait" qu'elle a quelque chose pour les femmes. C'est comme ça. C'est furtif, c'est aussi intuitif. Elle n'accroche pas avec les hommes, alors qu'elle ne manque pas d'être désirée. Elle sait bien comment elle se sent, comment elle désire. Mais que peut-on être, lorsque la seule représentation de l'homosexualité à laquelle on a accès, c'est le "gay du lycée" qui se fait harceler ? Au début du film, Fatima n'a tout simplement aucune idée de ce que c'est qu'"être lesbienne". Elle sait que les hommes ne lui font pas grand chose, mais les femmes..? Probablement.
C'est ensuite "exprimer et accepter" ce que l'on est. Car Fatima est comme prise d'un élan. Qu'est-ce qui la pousse à télécharger cette application de rencontre ? On ne sait pas. J'aimerais penser que c'est cette fougueuse jeunesse, cette envie d'avoir des expériences. J'aimerais aussi penser que cet acte fait suite à des jours de cogitation, qui aurait émergé après que le mot "lesbienne" lui ait été attribué pour la première fois, lors de cette scène de bagarre. Le mot a été dit, une réalité a été posée. Désormais, c'est un "et si..?" qui se joue. Fatima va apprendre, beaucoup. Elle va accéder à un tout autre monde (nouvelles rencontres + milieu universitaire, où la pensée est plus libre qu'au lycée). Fatima va constater que les personnes queer sont acceptées, ici (j'ai trouvé la scène de la Pride très importante). On ne les harcèle pas. Ils ont une place. C'est un moment crucial de son processus d'émancipation : l'acceptation, l'encouragement.
III. L'importance de la représentation (ou, la clé de l'émancipation).
Finalement, qu'est-ce qui change drastiquement Fatima, entre le début et la fin du film ? Je crois que le vecteur principal de son émancipation, c'est la représentation. C'est cette appli de rencontre. C'est ces femmes lesbiennes qui lui montrent que l'on peut exister avec cette identité, qu'elle est réelle. C'est ces amis décomplexés. C'est l'accessibilité des tiers-lieux queer. C'est ces histoires d'amour et de désir qui se concrétisent. La pensée se libère, on se confronte à de nouvelles choses, on fait des expériences qui nous font vivre.
J'ai trouvé le regard de Hafsia Herzi particulièrement frais. J'avais moi aussi très peur que ce film tombe dans une diabolisation de l'islam, des maghrébins, sous prétexte "d'émancipation", comme c'est souvent le cas. Comme si on ne pouvait revendiquer l'identité musulmane/nord-africaine, tout en acceptant, en admettant que l'on a une orientation sexuelle qui fait défaut à la norme hétérosexuelle. Il faut bien dire que la liberté de parole est encore rendue extrêmement difficile dans les familles maghrébines. Il faut accepter de dire que la culture nord-africaine peine à faire une place aux personnes homosexuelles, transgenres. C'est une réalité, à laquelle on pourra ensuite trouver des degrés au sein de chaque foyer. Si la famille de Fatima est douce, on se rend bien compte que, elle aussi, n'a pas été confronté à des représentations LGBTQ+, n'a pas bénéficié d'une éducation à ce sujet.
IV. Avis final.
Je ne m'attendais pas à cette fin, et je pense être restée un peu sur ma faim, malgré que le film fasse deux heures.
Un arrêt assez brutal. Fatima qui joue au football, seule, après une séquence de discussion très tendre avec sa mère. Elle porte le maillot que cette dernière lui a offert, comme pour signifier que Fatima privilégiera la stabilité de sa famille sur l'expression de son identité lesbienne. Je peux tout à fait comprendre ce que cette fin a de frustrant pour un spectateur, j'ai été moi-même frustrée que le film s'arrête ici. Mais je crois que le geste de Hafsia Herzi doit se finir ici, pour sublimer tout le film et laisser entendre ce qui est une réalité pour les personnes qui se retrouveront dans le personnage de Fatima. On aura distingué presque deux "mondes" : il y a ce qui concerne le foyer, puis, ce qui concerne la vie intime de Fatima, son émancipation sexuelle, sa relation avec sa foi. Les deux ne communiquent quasiment pas : Fatima sort la nuit, ses parents ne la questionnent pas, elle ne leur dit pas ce qu'elle fait, personne n'est au courant de sa visite à l'imam. Le chemin de Fatima n'est pas fini, les difficultés ne sont pas résolues, ce serait trop beau, ce serait irréaliste. Des histoires comme celles de Fatima, des maghrébins, musulmans, qui ne trouvent pas leur place, il y en a, ils existent. La seule solution serait-elle de risquer sa famille, de délaisser son identité, sa religion, son appartenance à la communauté pour exister ? Finalement, La petite dernière amène à des questionnements qu'il est nécessaire, selon moi, de faire apparaître.