Une perverse mélodie
Erika, femme proche de la quarantaine, est l’archétype de la vieille fille bourgeoise qui s’effondre jours après jours. Professeur de piano, endimanchée de manière sobrement terne avec un long...
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le 26 janv. 2015
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Quel visionnage fascinant s’est offert à moi avec La Pianiste. Un visionnage qui me permet d’édifier un grand intérêt formel pour ce film. Mais pour autant, je dois dire que le caractère saisissant et complexe de l’affaire ne m’a pas rendu la tâche simple, pour en déceler une critique. Je vais donc livrer, les quelques raisonnements m’ayant traversés durant cette épreuve que représente ce film d’Haneke.
La performance des deux acteurs est assez dérangeante tant elle est trop interprétée. Elle est pour le moins sobre, mais c’est une sobriété incarnée, et cela se ressent. C’est à dire que l’on reconnaît ces derniers pour leurs non-amateurismes. Par conséquent, ces deniers appartenant à notre réalité pour le jeu très composé, cela vient créer un jeu antagoniste à l’effet qui devait se produire réellement. Par conséquent, à l’image d’acteurs qui ferait une performance visible (car criarde), cela donne l’impression que ces derniers en font une. Un un sens leur sobriété est démasqué, car composé. Pour autant nous verrons que cela ne part que comme ressenti.
Je pense qu’il y a une réelle envie de créer l’idée de performance sociale. Magimel en est la figure, avec sa récitation auprès de la belle bourgeoise qui, dans une opération malicieuse de Haneke, n’est pas impressionnée.
Et ce qui est impressionnant, c’est qu’elle manifeste au travers d’une interprétation sobre – donc pas probante – qu’elle n’est pas particulièrement sensible à sa prestation. Car elle est somme toute commune dans son milieu, ce qui montre bien qu’elle possède pertinemment les codes bourgeois et que, par conséquent, elle est ancrée dans ce système. L’intérêt formel est aussi qu’elle répond de manière opérationnelle à sa condition bourgeoise : elle répond ce qu’il faut répondre.
Mais par conséquent, c’est le jeu qui détermine ce qu’elle pense vraiment, et l’on ne peut pas dire que, dans cette scène, le jeu détermine grand-chose. Magimel, lui, n’est pas ménagé par Haneke : la scène est poussive lorsqu’il doit montrer son contentement vis-à-vis de la prestation d’Erika, d’autant plus qu’elle n’est pas crédible au sein du réel – réel lui-même, par moments, flouté pour surligner les ressentis des personnages –, tandis que les plans fixes, assez éloignés, étaient bien assez subtils pour montrer toute cette fresque bourgeoise.
Mais le jeu est plus qu’intéressant in fine, car il développe à merveille la thématique du regard dans la sobriété qu’il impose pour une non-signification des mécanismes de pensée de chacun, et c’est assez brillant. Exemple parfait : la scène des verres dans la poche.
Le langage aussi a quelque chose d’intéressant : un peu comme la lettre, il prend une place légitime au sein du film par le cadre auquel il fait appel. Par conséquent, sa sophistication est légitime et surtout pousse à raisonner. Par ailleurs, j’émets des réserves lorsque je vois par qui il est réellement récité, en l’occurrence par la très compositrice d’interprétation Isabelle Huppert : un modèle m’aurait paru plus sincère dans l’interprétation.
Ce que je trouve super intéressant dans les scènes où Haneke nous révèle la véritable nature d’Erika, à peine relatable (haha), c’est l’aspect naturaliste avec lequel elles sont filmées. Je connais des cinéastes criards qui auraient pu filmer ce genre de scènes révélatrices avec un zèle immense. Mais Haneke nous offre ces scènes telles qu’elles sont, car en réalité elles s’appuient sur la rationalité d’Erika.
Le zèle est à éprouver chez le spectateur, et non chez la caméra, qui ne fait que le suggérer. La caméra le suggère car elle sait que nos ancrages moraux estiment déjà cette violence symbolique (évidemment physique, mais non montrée physiquement). Alors ce sont simplement nos esprits qui alimentent les scènes par nos représentations de la violence – représentations qui sont, de manière prédominante, exagérées – et surtout nos affects délibèrent quelque chose de très immoral dans ces agissements.
Par exemple, la scène des mouchoirs dans le sex-shop est très bonne, et celle du rasoir est parfaite : un plan moyen, plutôt resserré, mais placé parfaitement pour prendre en considération la mini lame de rasoir que l’on doit localiser dans le plan. Le plan se desserre et, par conséquent, il fallait voir la lame : à présent, c’est terminé. Lors de la scène de l’insertion vaginale, Haneke prend soin d’élargir le plan et de le composer en cachant l’action : c’est là que notre esprit travaille pour générer la violence.
Haneke fait confiance aux ressentis francs du spectateur, et surtout il sait ce qui le fera vibrer de peur, car il connaît ses affects moraux et les limites de violence qui en découlent. Je pense que le regard est aussi une des choses les plus intéressantes du film, tant il n’est jamais une démonstration de ce qui est de l’ordre du probant. Il est un dialogue avec le spectateur où Haneke dit qu’il sait pertinemment que la situation dans laquelle il nous met est la même que celle dans laquelle il met les personnages.
Alors, au vu du travail de raison sur lequel ce dernier nous a amenés, en nous faisant observer les dynamiques qui se jouent chez et entre les personnages, c’est à présent à nous – avec le savoir que l’on a acquis grâce à une observation raisonnée et ardue des personnages, de par le langage complexe, etc. – de décréter les sentiments des personnages que l’on est censé avoir cernés grâce à notre raison, face à des situations similaires.
C’est tout à fait une mise en abyme, mais avec une intelligence formelle délirante. Il faut se rendre compte du cheminement par lequel Haneke nous expose sa vision du cinéma, avec une telle sollicitation de la raison pour l’amener dans la matérialité des images. Là où la majorité aurait fait quelque chose de téléphoné - la réthorique des pleurs face à la beauté de l’art, bourgeois que nous sommes (oui Joachim Trier je parle de toi ) - , lui choisit cette voie.
Une similarité dans le film serait celle avec le cinéma porno : les images renvoient une idée intéressante, montrée de manière pertinente. L’idée repose sur le fait que l’on regarde le cinéma certes avec voyeurisme, mais surtout de manière assez passive. Haneke montre donc doublement, car performativement, que le cinéma doit se faire de manière raisonnée, et qu’il est une fabrique à aliénation dans la manière dont on l’utilise.
De plus, la scène est pertinente de par sa sobriété, car il est original de la montrer en champ-contrechamp, la télé et la personne, au lieu de mettre en avant la proximité entre l’objet et la personne, ce qui aurait renvoyé un message assez balourd.
Scène de regard intéressante : la scène des revues de sexes. Le regard que l’élève a emmagasiné sur la prof se fait à présent comme pour le spectateur : ce dernier doit interagir maintenant avec la représentation que l’élève a eue de sa prof. C’est ce qui donne cette très bonne scène où il ressent s’être trompé dans son jugement.
Peut-être le seul bémol par rapport à ces plans, c’est la musique. Même si, en diégèse, elle les accompagne souvent, elle ne laisse pas totalement l’inintérêt premier que l’on peut avoir pour ces scènes, de par leur répétitivité (matérialité des images qui provoquent le raisonnement par l’incompréhension de la répétition), leurs significations inaudibles et leur arrêt complet d’utilisation du récit romanesque.
Firmament des jeux de regards et du film en général : la scène des toilettes (dommage qu’Haneke l’ait mise en cover du film). Elle canalise toutes les interprétations de regard que l’on a pu se faire, tout en étant en interaction avec la scène d’avant, qui repose sur une interprétation du regard de Magimel, qui est lui-même une interprétation d’une action de l’intrigue : la mise en abyme est totale.
Par conséquent, la scène de sexe sonne malsaine comme jamais, par cette entente horrible et mutuelle que se font les deux personnages. Alors qu’elle ne représente qu’une scène de sexe, elle combine des éléments de désirs sexuels complètement inqualifiables, mais qui instaurent une tension dans la matérialité des images par le simple fait que l’on pense à l’approche sexuelle d’Erika, qu’elle va mettre en exergue avec Magimel.
Dans cette scène, il y a une légitimation dingue de la violence symbolique, qui devient légitime aux yeux du spectateur uniquement car elle lui semble raisonnée, grâce au regard qui a fait comprendre qu’ils se sont compris.
En général, tous les comportements en décalage avec la morale sexuelle que Haneke sait que l’on exerce par rapport aux actions dans le film sont, eux aussi, légitimés par les regards, pour la plus grande jouissance du spectateur. Mais pour cela, il faut raisonner en amont.
Grande ambiguïté autour de la sexualité de Magimel : c’est incroyable. Ses actions, toutes contraires et fantasques, entretiennent des subtilités à déceler et des contresens assez fous. Questionnement à son propos : normé ou fou ?
Cette ambiguïté de Magimel fait basculer le film dans l’onirisme. Ses répliques – exemple : celle au club de hockey, la seconde fois – en témoignent.
En fait, je pense que le film s’évertue à effectuer une relation entre le diable et un autre diable. Cela se crée par le brio avec lequel Haneke casse la linéarité des films qui abordent le sujet de la bourgeoise refoulée. Dans la règle cinématographique, une femme jette son dévolu, la relation se crée au travers de regards, de comportements, et finit par une relation illicite entre les individus. Mais ici, la relation est toujours confuse.
On pourrait croire Magimel comme agissant comme il est censé agir au sein du réel défini (réalité bourgeoise — rapport masculinité-féminité), mais cela est fait pour mieux brouiller les pistes. Érika est tantôt happée par le jeune homme, tantôt refroidie, et le film ne se lance jamais vers une tentative d’histoire commune contant les ébats d’une femme bourgeoise frustrée.
En un sens, et par les subtilités sadique que disséminent les protagonistes (comme je l’ai montré par le regard), on est bien sûr face à une rencontre qui défie le réel. En effet, cette rencontre, c’est celle entre deux diables. C’est l’affichage pourtant probant de réel (naturalisme dans la mise en scène) qui démontre cela. Leur comportement paraît irrationnel, mais c’est bien parce que c’est l’immiscion d’un fantastique dans ce qui paraît naturel.
C’est là le rôle du diable : celui de paraître mais de n’être jamais ce qu’il paraît. En un sens, on peut donc y voir une mise en scène diabolique, pour deux personnages qui sont des diables. Cette immiscion paraît subtile dans les comportements toujours doubles des personnages, mais est probante dans les effets un peu plus fantastiques (et donc plus expérimentaux que projette Haneke).
La fin de la scène de hockey en est l’exemple typique : des manifestations fantastiques faites de manière ultra subtile. Cette ouverture sur la patinoire, où se joue une grande luminosité — qui, pour moi, est un élément clé, dû subtilement à la matérialité des images chez Haneke, de par l’évocation antérieure de l’activité sportive de Walter à des heures plus tardives —, la porte qui n’est jamais ouverte par un individu extérieur, les répercussions qui ne sont jamais intervenues… Tout cela relève du détail raisonné par le spectateur. Je trouve ça génial.
Pour la scène de fin, c’est un peu une littéralité qui est cette fois un peu effroyable. Dans l’image de planter un couteau en plein cœur, Érika le fait, mais cette fois-ci, l’effet fantastique que l’on attendait n’arrive pas. Érika est comme limitée par sa condition humaine. En tant que personnage fantastique, elle ne dépasse pourtant pas le seuil de la matière qui appartient au réel.
Dans ce cas, c’est la démonstration totale du diapason auquel se greffe la mise en scène de Haneke, au thème du diable. Cette fois-ci, la mise en scène de ce dernier joue un jeu double et nous prend de court. On s’attendait à quelque chose de censé, de rationnel, de logique, de précis ; il n’en a que faire et nous livre cette fin qui rend le tout encore plus confus et nous marque profondément. Bravo.
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