À l’instar du mythique et singulier La Clepsydre (1973), l’œuvre de Wojciech J. Has peut sembler obscure pour bien des cinéphiles. Elle est pourtant moins difficile d’accès qu’elle n’y parait comme le montre Lalka (La Poupée, 1968), magnifique fresque historique qui associe le romanesque à la satire sociale sans verser dans une quelconque forme d’académisme.
Usant jusqu’alors d’un N&B propice à l’investigation psychologique, Has passe cette fois-ci à la couleur pour sublimer le roman de Boleslaw Prus et donner à la Pologne de 1870 des teintes moribondes bien plus contemporaines : la décrépitude d’hier renvoie à celle d’aujourd’hui, la Pologne régresse malgré l'industrialisation et le développement scientifique. Son personnage principal, Stanislaw Wokulski, sorte de Citizen Kane polonais, cristallise les aspirations progressistes et le désir de justice du cinéaste, et fait de La Poupée un film éminemment politique : la représentation de ce personnage, parti de rien avant de gravir l'échelle sociale, est faite pour parler au peuple polonais. C'est un fougueux héros dostoïevskien qui souhaite voir la classe populaire de ses origines s'émanciper grâce aux mérites du commerce et de l'éducation. Un combat qui semble bien utopique tant la société est arche-boutée sur des valeurs traditionnelles et des prérequis désuets.
Mais au-delà du récit, c’est à travers sa forme filmique que La Poupée explicite ce constat. L'impression de déliquescence surnage à travers la musique de Wojciech Kilar et la circularité narrative dont le caractère implacable annonce ce que sera La Clepsydre. L'esthétique se gorge également de sens et interpelle son spectateur en émaillant le réel d’un onirisme captivant, en usant de travellings latéraux qui soulignent l’enfermement des personnages, en composant d’immenses tableaux baroques où la rouille envahit l’espace et où les aristocrates sont réduits à l’état de pantins, en érigeant d’innombrables natures mortes qui sont autant de représentation du délabrement avancé de la société. Par de subtils glissements progressifs, Has nous invite dans une sorte d’entre-deux-mondes, réaliste par bien des aspects, mais sublimé par une esthétique fantastique qui fascine autant qu’elle interpelle : Le pays ne vit plus, il n'avance plus : il dérive, atone, amorphe, avant d'aller se fracasser sur de dangereux récifs.
Le seul qui semble prendre conscience du danger, c'est Wokulski, mais il lui est bien difficile de faire bouger les choses et de réveiller les consciences. Il évolue dorénavant au sein d'une élite pour laquelle il n'a guère de sympathie et dont les membres ne voient en lui qu'un simple parvenu. Si sa situation est instable, il ne perd pas espoir : il croit en ses idéaux comme il croit en l'amour et sa rencontre avec la belle Isabella, une aristocrate sans le sou, doit être le gage de sa réussite sociale. Seulement, aveuglé par la passion, il ne voit pas le monstre manipulateur qui se cache derrière le visage plaisant de cette poupée grandeur nature. L'homme ainsi charmé par cette icône factice va perdre de vue ses nobles ambitions, de la même façon que le peuple perd tout désir d'émancipation en contemplant béatement son élite vétuste. Après cette mésaventure, les beaux idéaux de Wokulski semblent avoir du plomb dans l'aile. La désillusion s'empare de lui, sa flamme, autrefois si intense, commence à s'éteindre... pourtant une vieille femme qu'il avait croisée jadis lui avait donné un précieux avertissement :
« Il se commet de grands crimes dans le monde ; mais peut-être le plus grand est-il de tuer l’amour. »
Si tout n'est pas mort en lui, s'il n'est pas devenu semblable à l'un de ces automates sans cœur qui encombrent la société, alors peut-être que la flamme renaîtra en lui et, par la même occasion, les espoirs de tout un peuple.