La Règle du jeu par louisdecacq
Se confronter à un film tel que "La Règle du Jeu", soixante-dix ans après sa sortie et face aux classements internationaux qui le placent inlassablement parmi les plus grandes œuvres de l'histoire du cinéma, n'est pas une tâche facile. Pourtant, loin d'être un spectacle ennuyant, froid ou distant, le film offre à son spectateur un plaisir des sens immédiat par son propos piquant et léger, son rythme intelligent et enlevé, et enfin son audacieux mélange de comédie et de tragédie. C'est d'ailleurs ainsi que le réalisateur voyait son film, ce « drame gai » voulu comme « agréable » tout en restant « la critique d'une société résolument pourrie ». Mais avant de devenir le chef-d'œuvre du septième art qu'on connait, la quinzième réalisation parlante de Jean Renoir a longtemps été un film maudit, souffrant de la désaffection du public et des critiques qui en feront un cuisant échec commercial, malgré les montages successifs qui ne l'empêcheront d'être déprogrammé au bout de trois semaines, avant d'être interdit par le gouvernement car « démoralisant ». Le film signe la fin de la brillante carrière de Jean Renoir en France ainsi que son départ pour les Etats-Unis et Hollywood.
« Nous dansons sur un volcan »
Classé parmi les réalisateurs naturalistes pour ses adaptations des romans de Zola (Nana, La Bête Humaine) et ses commandes du Parti Communiste (La Marseillaise), Jean Renoir s'attaque avec La Règle du Jeu à un genre nouveau par sa poésie, son badinage hasardeux et son issue tragique, qui ne sont pas sans rappeler les pièces de Musset. Récit de passions amoureuses frivoles sur fond de parties de chasse et de réceptions somptueuses, le film apparait d'entrée comme une fresque acerbe de la société bourgeoise des années 1930 dont les personnages constituent le véritable épicentre. Par ce biais Jean Renoir matérialise ses angoisses dans une mise en scène faussement légère, adoptant un ton prophétique qui, servi par son pessimisme profond et désenchanté, annonce la fin d'une époque bénie et l'entrée dans la souffrance de la guerre. Dans La Règle du Jeu, la caméra n'est jamais qu'une esclave au service des acteurs, les libérant des habituels plans serrés et statiques de l'époque pour permettre la pleine expression de leur jeu. La caméra est mobile, la mise en scène dynamique et les raccords rapides. Dès lors, le film ne sera que pur mouvement, révolutionnant ainsi l'immobilisme d'un cinéma enfermé dans son propre classicisme formel. L'inégalable maitrise technique de Jean Renoir, fils du peintre impressionniste Auguste Renoir, prend alors toute sa mesure.
« L'oisiveté est mère de tous les vices »
Le traitement technique de la partie de chasse nous laisse deviner une violence d'autant plus crue qu'elle se cache derrière un raffinement de façade. La liesse générale finira ainsi par révéler la solitude et le destin tragique de chaque personnage. La rapidité de l'enchainement des plans et la soudaine immobilité des gibiers abattus en pleine course transforment une banale scène de chasse en déchainement de cruauté. Cette cruauté finit bien vite par se rapporter à la légèreté du jeu amoureux des personnages qui, du marquis aux domestiques, illustrent l'inconséquence d'un groupe social autarcique et indifférent au monde. Le film s'ouvre ainsi sur l'arrivée triomphale de l'aviateur André Jurieux qui vient de battre le record de la traversée de l'atlantique mais dont la seule préoccupation est de savoir si son amante, à l'origine de son exploit, est venue l'admirer.
Lors de la soirée, théâtre final de la révélation des passions de chacun, Renoir filme la présentation par le marquis de sa nouvelle acquisition de collectionneur à ses convives : une immense machine à musique baroque. La caméra alterne entre le visage du marquis ému aux larmes comme s'il s'agissait de la présentation de son fils au temple, et sa machine à musique, suggérant la futilité des occupations du monde petit-bourgeois finalement en quête d'un peu de divertissement dans cet océan d'ennui.
« La Règle du Jeu constitue le credo des cinéphiles, le film des films » (François Truffaut)
L'influence postérieure du film est immense, tant en France qu'au Etats-Unis. La marque de Renoir se ressent en effet dans nombre d'œuvres cinématographiques de la deuxième moitié du XXe siècle. Dans ce film voulu comme son œuvre la plus personnelle, Renoir fait tout : mettant en scène avec virtuosité le jeu de ses acteurs favoris, il crève l'écran dans son rôle d'ami dévoué et nostalgique face à ses échecs passés et enfin révolutionne la manière de filmer (en plein air particulièrement), offrant à toute une nouvelle génération de réalisateurs, qu'on désignera sous le nom de Nouvelle Vague, l'envie et les moyens de faire du cinéma autrement. La Règle du Jeu est plus qu'un chef-d'œuvre du septième art, plus que l'accomplissement artistique d'un réalisateur de génie. Le film marque l'entrée du cinéma français dans la modernité, modernité qui s'accentuera après-guerre avec la grande diffusion du cinéma américain. Farce burlesque, peinture acerbe des ridiculités de la bourgeoisie de son époque et réflexion personnelle sur les rapports sociaux, la Règle du Jeu est l'exemple même du cinéma érigé au rang d'œuvre d'art et l'image éternelle d'un cinéma disparu.
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