Et 1... et 2... et 3 bravo ! Avec "La route sauvage", Andrew Haigh... est brillamment passé du stade de réalisateur en devenir à celui d'auteur/metteur en scène de valeur qui pourrait faire sienne les paroles de Truffaut, «Mon univers est celui de l'affectivité».


Entre "Week-end" en 2012, "45 ans" en 2016 et "La route sauvage", il ne semble visiblement pas y avoir de rapport, puisque ce sont trois univers radicalement opposés et pourtant... Ce qui intéresse Haigh ce sont les fêlures humaines à peine perceptibles, mais profondes. Et c'est pourquoi il s'attache à ces destins en mutation, à ces tranches de vie linéaires bouleversées par un ou plusieurs évènements contrecarrant l'ordre établi, et promptes à être entièrement déstabilisées. Il en est ainsi de Russel (gay mais pas trop), Kate (femme amoureuse bafouée) et ici Charley (ado en construction), trois héros ordinaires prompts à se perdre mais prêts pour lutter.


Si "Week-end" était très prolixe en dialogues (savoureux d'intelligence) et "45 ans" tout en intériorité (Rampling/Courtenay se faisant comprendre rien que par leur prestance de jeu), "La route sauvage" joue sur les deux tableaux entre scènes où la parole est superficielle et vaine évitant tout écueil et grands moments de solitude où notre jeune héros se raconte, se remet en cause, notamment en se confiant à Pete, le cheval.


Ce qui surprend également dans le film, c'est cette forme de récit un peu lâche et décousu, malgré un fil conducteur sous la forme d'une quête de nouveau foyer. Pour autant, ce n'est qu'une apparence. "La route sauvage" est un parcours initiatique et Charley se transforme subrepticement à chaque étape. Mutation psychologique autant que physique, il accumule les déboires et montre combien il tient à la vie et à ses rêves. Rêves dérisoires pour d'aucuns, mais qui pour lui, ils se réalisent, transformeront son existence et l'amèneront à un bonheur serein et pérenne.


Et cela est si subtilement filmé, si intelligemment amené qu'on ne peut pas ne pas penser à Charles Dickens. Charley est Pip des "Grandes espérances", David Copperfield, Oliver Twist ou encore Nicholas Nickleby tout à la fois. Marqué de mouise dès l'enfance, comme les héros de l'immense écrivain, il va se cogner à la vie. Un père faible et peu présent (Travis Fimmel excellent), un mentor provisoire mi-ange mi-démon à la Micawber (Steve Buscemi impérial), un sauveteur malsain à la Orlick, une figure féminine rassurante à la Pegotty, une tante moins revêche mais tout aussi maternelle que Miss Trotwood, je pourrai continuer l'inventaire jusque dans les troisièmes rôles (la serveuse compréhensive, les deux GI un peu à l'ouest...). Et c'est ce qui fait du film, adapté de l'oeuvre éponyme signée Willy Vlautin, une oeuvre d'une rare subtilité. Car comme dans Dickens, les relations humaines sont essentielles et révélatrices par rapport aux moments d'introspection, de solitude, de désœuvrement que connaît le jeune garçon. Et ce n'est pas étonnant qu'il s'attache autant à ce cheval qui loin d'être "fini" à ses yeux mérite qu'il se batte pour lui. Un combat qu'il connaît hélas que trop bien.


Charley, c'est Charlie Plummer. A l'heure ou le tout Hollywood se pâme devant le falot Timothée Chalamet (véritable acteur marketé), Charlie Plummer est lui un vrai prodige qui ne se démonte nullement face à un rôle ingrat bien au contraire. Il incarne avec une belle sobriété la pleine signification de la vie du héros qu'il incarne en offrant une palette de jeu riche et intense; il est incroyable !


Comme à son habitude, Andrew Haigh pare son film d'une certaine élégance et retenue, challenge d'autant plus difficile qu'avec un tel sujet, il était presque impossible de ne pas sombrer dans le drame lacrymal. Si l'émotion s'impose souvent, elle est toutefois plurielle entre béatitude et rage. Du sourire de Charley en menant son cheval, de cette belle affection au père pourtant défaillant, du soulagement de le voir se sortir d'ornières, de l'injustice dont il fait preuve jusqu'à cette scène où il confie son rêve de vie comme si cela n'était qu'utopie inaccessible... on s'enthousiasme, on se rebiffe, on sourit , on pleure, on a envie de sortir de ses gonds... "La route sauvage" ne peut pas laisser indifférent. C'est le reflet d'une existence, celui de beaucoup de gamins, de ceux que l'on ne veut pas voir sur nos boulevards, la tête entre les mains assis sur le trottoir, perdus...


Charles Dickens voulait ouvrir les yeux du monde sur cette enfance laissé pour compte, c'était au XIXème siècle, deux siècles plus tard, si la forme a changé, le fond lui est le même. Et des auteurs comme Andrew Haigh sont là pour alarmer et tenter de nous faire redescendre un peu sur terre. Et quand en plus c'est traité avec une belle intelligence et une volonté esthétique assumée, le film n'en devient que meilleur. Un gros coup de cœur !

Fritz_Langueur
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le 8 mai 2018

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Fritz Langueur

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