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Si la Tête d'un homme n'est pas une réussite totale, il demeure cependant et sans nul doute l'une des adaptations les plus intéressantes d'un Maigret sur grand écran. Le problème principal de ce film prend racine, à mes yeux, dans le fait que Duvivier ne suit pas de personnage principal. Le cinégraphiste offre au public un point de vue omniscient. Il ne suit pas l'enquête, qui s'avère particulièrement famélique. Ce qui importe visiblement à Duvivier, c'est que l'on vive les émotions ressenties par les personnages impliqués dans un crime.


Nous sommes donc ballottés d'un protagoniste à un autre et pourtant, il me semble qu'il y en avait un à suivre, celui interprété par Valéry Inkijinoff, tant pour le personnage que pour le comédien, absolument extraordinaire, je vais y revenir. Nous aurions pu penser que l'on serait collé à la pipe de la méga star de l'époque : Harry Baur, qui interprète le fameux Maigret. Nous avons affaire à un immense acteur, injustement et quasi oublié de nos jours, possédant par ailleurs la carrure parfaite pour incarner le célèbre commissaire. Pourtant, son personnage est très - et donc trop - en retrait. Alors qu'on accusait souvent le comédien d'en faire trop, il se montre ici très mesuré dans son jeu, peut-être trop encore une fois ? Il est par ailleurs sérieusement handicapé par un scénario qui le montre souvent incompétent, un comble.


Après avoir suivi Maigret, nous suivons le dindon de la farce, joué par Alexandre Rignault, celui à qui on veut faire porter le chapeau du meurtre. Duvivier dirige alors le comédien de manière bien plus marquée. Ses expressions d'effroi nous rappellent les plus belles heures du muet, époque ayant justement vu naître le réalisateur, là où il a pu développer une mise en scène des plus poétiques, j'y reviendrais avec plaisir plus loin. Puis on suit la vénéneuse Edna incarnée par Gina Manès avant qu'elle ne soit prise au piège par le fameux Inkijinoff. C'est là que le long-métrage trouve son principal intérêt. Valery Inkijinoff est absolument prodigieux dans son rôle de manipulateur. Un charisme indéniable. Une aura magnétique. Un visage inoubliable où tout se dessine avec une irrésistible et redoutable âpreté : le ressentiment, la désolation, l'ivresse, la vengeance. Un accent russe clair et glaçant au service d'une diction rigoureusement effrayante de clarté pour des dialogues savoureusement sadiques, discourtois, cyniques et désespérés. Le désespoir de ce personnage est formidablement bien servi par la violence de cet acteur prodigieux. Il est si inquiétant, retors et roublard... Comment le cinéma français a-t-il pu passer a côté d'un tel monument ? Une gueule burinée, une personnalité insaisissable, une démarche aussi diabolique que le naturel de son jeu...


Le film vaut le détour au moment où son personnage fait comprendre à la commanditaire qu'il est courant du pot aux roses et qu'il ne dira rien qu'à la seule condition qu'il couche avec elle. Duvivier fait alors preuve d'un immense talent de mise en scène et de direction d'acteurs. Tout va se jouer entre la logorrhée menaçante de Valéry Inkijinoff et les regards de celle qui comprend qu'elle est prise à son propre piège et qu'elle ne trouvera sûrement aucune autre issue que celle d'être violée. Par son jeu au montage entre les gros plans que Duvivier accorde à cette proie, puis à ceux de ce prédateur repoussant - qui ne cesse de se trouver des excuses- et sa manière de les rejoindre ensemble dans certains mêmes cadres agissent comme des coups de poignard, comme une lutte tout à fait inégale. Le match est perdu d'avance et Duvivier parvient à faire monter un suspense malsain, un malaise de plus en plus tendu, qui debutait déjà quand il alternait entre les gros plans sur le mari de la vilaine et les plans larges la montrant contrainte de danser avec son présumé futur violeur. Un viol commandité, visiblement inévitable, de pure vengeance, évidemment dégueulasse. Il y a là un mélange d'horreur, d'immoralité et d'injustice absolument implacable et si rare, si rare que l'on reste scotché devant tant de virtuosité en cette peinture d'une humanité bien craspec que Duvivier parvient à mettre en scène sans en faire des caisses, sans musique. Une rigueur chirurgicale, avec un montage savamment dosé.


L'intérêt du film n'est pas basé sur l'enquête mais sur les ressentis, les émotions des personnages. Et quand on parle d'un Harry Baur effacé, dans cette fameuse scène de danse, on le voit regarder les personnages avec une délectation non feinte. On saisit qu'il a compris le personnage de Maigret, qui mène son enquête tapis dans l'ombre, plaçant toutes les pièces sur son échiquier de manière à obtenir son échec et mat. L'amour du comédien Baurr envers le talent de ses collègues sert admirablement bien son jeu. Il fallait le talent d'un Duvivier pour obtenir cela de l'acteur sans qu'il ne lui porte ombrage. Lui faire accepter que sa présence dans les plans larges est aussi importante dans ces plans à longue focale.


Duvivier, outre ses qualités de spatialisation (on retiendra son appétence pour nous faire ressentir l'atmosphère populaire de l'époque dans des endroits qui le sont autant) se permet quelques effets de mise en scène lyrique, le confirmant encore plus comme un cinéaste poète. On pense à la séquence d'interrogatoire où le flic demande à plusieurs quidams des renseignements. Le comédien est filmé devant une transparence. Ainsi, plusieurs décors et protagonistes défilent devant lui, tandis qu'il reste à sa place, un effet suranné aujourd'hui mais si novateur pour l'époque, une époque où tout était à inventer. Pour clore son film, alors que le personnage de Inkijinoff est en fuite, Duvivier le filme de nouveau devant une transparence. Le comédien court en faisant du sur-place et il évite les voitures. La transparence diffuse un montage où d'énormes phares et des capots de voitures se dirigent vers la caméra. Le protagoniste est alors minuscule en face d'énormes automobiles qui se succèdent dans un montage alerte, très cut, qui nous permet de ressentir la tension, l'effroi que ressent ce personnage traqué. Là encore, ce sont les plus belles heures du muet qui sont évoquées ici. Duvivier se sert d'effets visuels novateurs pour rentrer dans la pyché du personnage. Du fait que le reste du découpage technique du long-métrage s'avère académique, cela ne peut mettre qu'encore plus en exergue cette scène finale. Ce clou du spectacle est tellement impactant qu'il évoque du grand art, du grand Duvivier et du grand Inkijinoff pour un film qui mérite singulièrement le détour.

ThibaultDecoster
7

Créée

le 14 juin 2021

Critique lue 221 fois

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