Vers la fin du film, le personnage principal prononce une phrase que je trouve assez juste. Lorsque son psychologue lui demande comment elle perçoit l’amour, elle répond : « Je ne vois pas l’amour, je le ressens. » Cette phrase est assez intelligente, car le réalisateur adopte ici une position anticérébrale de l’amour, selon laquelle on ne peut ni le définir ni le circonscrire sans risquer de lui enlever toute son intensité, sa beauté, et son aura de mystère. Mettre des mots sur le sentiment amoureux, c'est comme le trahir, le dénuder de toute ambiguité, l'enfermer dans la prison du langage.
D’ailleurs, une scène que je trouve particulièrement réussie est celle où la mère rencontre la professeure. On y voit clairement que cette dernière est incapable d’exprimer ce qu’elle a vécu : elle se contredit, change d’avis, semble perturbée. On assiste à l’explosion d’un magma de pensées floues, qui ne respectent aucune logique, tout simplement parce qu’elles n’ont jamais été formulées auparavant. Elle est troublée, elle bégaie, incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressent.
Il en va de même avec la mère, au début du film, qui semble incapable de trancher : le texte écrit par sa fille est-il le témoignage d'une agression sexuelle ou une œuvre féministe ? On passe ainsi brutalement de "violence sexuelle" à "féminisme", la transition radicale prête à rire.
Dans les scènes entre Johanne et Johanna, on retrouve aussi l’idée portée par la phrase « je ressens l’amour ». Ici, l’amour n’est pas dit, il est ressenti à travers un langage plus libre que celui des mots : celui du cinéma, celui des images. Avant leur première rencontre dans la sphère privée, Johanne doit pénétrer dans un bâtiment montré comme une sorte de donjon industriel, froid, surdimensionné, où s’entrelacent d’immenses escaliers qui semblent se multiplier à l’infini. Cette ascension anxiogène est soutenue par une musique épique, soulignant l’adrénaline de Johanne, comme si elle partait à la conquête d’un lieu interdit. Mais une fois dans la chambre de la prof, l’ambiance bascule : un univers coloré, chaleureux, baigné d’une lumière jaune tamisée, où la douceur des matières (la laine, le thé) contraste radicalement avec l’austérité du dehors. Le détail du thé en feuilles qui se déploient dans l’eau bouillante est sans doute l’image la plus délicate et réussie du film, un véritable symbole de l’intimité en train d’éclore. Puis, quand la relation entre les deux femmes se délite, l’appartement lui-même devient froid, baigné d’une lumière blanche, sans vie, presque clinique. Cela évoque fortement Les Parapluies de Cherbourg, lorsque la boutique colorée se transforme en laverie tristement blanche et impersonnelle. Enfin, lorsque Johanne s’échappe, le bâtiment-donjon réapparaît dans toute sa froideur et son étrangeté, refermant sur elle son architecture déshumanisée.
Toutefois, j’ai quelques réserves. Si le film tente de faire naître des émotions, le dispositif filmique reste globalement cérébral et intellectuel, ce qui contredit en partie le message même du film, celui d’un amour qui ne se pense pas, mais qui se ressent. Il y a ainsi une véritable tension entre la forme et le fond, entre ce que le film dit et la manière dont il le montre.
D’abord, les scènes d’intimité et d’émotion sont souvent trop brèves. On n’a pas le temps de s’installer dans la sensation, de ressentir pleinement l’ampleur du sentiment amoureux, que la scène suivante est déjà là. Ce rythme hâtif nuit à l’implication affective du spectateur. Le début du film est également difficile à vivre : la voix-off, qui surplombe les images, impose une lecture plutôt qu’elle n’accompagne un ressenti. Le recours à un point de vue externe, celui des amies de Johanne, introduit une distance avec ce que le personnage principal vit intérieurement. Quant à la poésie du texte, elle apparaît souvent convenue, presque scolaire, et l’ensemble va trop vite, empêchant toute densité émotionnelle de s’installer. Le début, en ce sens, présente peu d’intérêt. Même la première métaphore, l’âme comparée à une substance nuageuse, a beau être élégante, elle est vite suivie par une série d’images et de réflexions qui basculent dans une fantaisie adolescente sur l’amour : obsession, attention excessive aux moindres détails de la personne aimée… Bref, rien de bien passionant. J'aurais aimé plus de poésie dans le texte. Une poésie vulgaire, adolescente, maladroite, certes, mais une poésie brute.
D'ailleurs, parlons en de la maladresse: inexistente dans ce film. Le personnage principal est beaucoup trop parfait. Pour moi, un film sur le premier amour et l'adolescence doit montrer la maladresse, l'imaturité au péril de tomber dans une version fantasmée de l'expérience. Un détail qui m'a dérangé, c'est que je n'ai jamais été mal à l'aise devant le film. C'est doux, c'est sucré, mais ça manque de maladresse adolescente.
Et plus en général: pas assez d'émotions intenses. Tout est léger. On est pas dans le doux-amer, on est juste doux. C'est quand même dommage quand on parle d'une relation taboue de ne pas traîter en profondeur la honte ressentie, le déchirement émotionnel causée par une telle expérience. C'est évoqué, je le conçoit, mais l'évocation intellectuelle de bon élève qui cherche à montrer son travail tout propre, à mon avis, ce n'est pas suffisant.
Film riche, qui ne se contente pas de faire une morale de l'amour, qui va plutôt intérroger les morales de l'amour. Mais un film quand même bien sage, qui reste en surface. C’est un film typiquement intellectuel, qui s’enferme dans le réflexe bourgeois du débat : poser les questions, confronter les idées, illustrer des points de vue, mais sans jamais faire l’expérience sensible de ce qui est dit. L’idéal affiché, celui de la réflexion et de la complexité morale, peine à s’incarner dans une mise en scène vibrante, viscérale, intensément émotionnelle. Ce qui manque, au fond, c’est le trouble. Pas celui qu’on analyse, mais celui qu’on ressent.