La vie d’ado, la vie d’adulte, la vie d’Adèle

En 66 Festivals de Cannes, La vie d'Adèle est le septième film français qui remporte le Graal cinématographique, et le tout premier qui est adapté d’une bande dessinée (Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, prix du public à Angoulême en 2011). Ça n’aura échappé à personne, le film raconte une histoire d’amour, mais ce n’est peut-être pas le sujet principal. (Quelques spoilers.)


Adèle (Adèle Exarchopoulos) a 17 ans, elle est en première au lycée Pasteur à Lille. Elle fait partie d’un groupe de filles, elle s’ennuie en cours, elle parle de cul à la cantine, elle se fait charrier par ses copines… Bref, Adèle est une adolescente comme les autres. Et comme beaucoup de filles de 17 ans, elle a encore du mal à trouver sa place, à savoir qui elle est, ce qu’elle veut. En allant à un rendez-vous avec un garçon dont elle n’a pas vraiment envie, elle croise sur un passage piéton une fille aux cheveux bleus (et manque de se faire écraser). La fille l’intrigue, l’attire, et Adèle commence à se poser des questions. La nuit, elle s’imagine en train de l’embrasser, la toucher… Plus tard, elle retrouve cette fille, Emma (Léa Seydoux), dans un bar lesbien où elle s’était égarée, à la recherche d’elle-même. Au fil des rencontres et des discussions sur la peinture, la littérature, la philosophie, elles tombent amoureuses et entament une relation passionnée. Voilà pour le synopsis de départ. En vrai, c’est un peu plus complexe.


A travers les âges


La vie d’Adèle n’est pas une histoire d’amour. C’est l’histoire d’une jeune fille qui passe à l’âge adulte, vue à travers le prisme d’une histoire d’amour. Au début du film, Kechiche dresse un tableau de la vie d’ado. Adèle qui se laisse porter par les remarques de ses copines qui lui font remarquer qu’Untel la mate. Adèle qui se trouve moche. Adèle qui ne sait pas trop comment se coiffer. Adèle qui ne sait pas recevoir de compliments. Adèle qui se caresse seule dans son lit. Adèle qui couche avec Untel précédemment mentionné parce qu’il veut bien d’elle, alors qu’elle ne l’apprécie guère plus que ça. Adèle qui ne prend pas de plaisir avec Untel. Adèle qui commence à se dire que quelque chose cloche et qu’elle n’est pas exactement ce qu'elle pense être. Adèle qui pense à la fille croisée dans la rue pendant qu’elle se caresse. Tant de références à des périodes qu’on traverse tous (homosexuels ou pas), de doute, d’envies, de découvertes, d’expériences… Et de rejet.


La deuxième fois qu’Adèle voit Emma, c’est quand elle vient la retrouver devant son lycée. Elle plante alors ses « amies » et part avec Emma. Le lendemain à son arrivée dans la cour, c’est un interrogatoire :



« C’est qui cette fille ? Elle est gouine ? Elle a l’air gouine ? T’as
vu sa façon de marcher ? Et pourquoi tu marchais aussi près d’elle, tu
lui lèches la chatte ? T’es lesbienne ? Est-ce que tu parles toujours
aussi près des gens ? Pourquoi tu nous as pas dit au revoir ? Pourquoi
tu nous as pas présentées ? Quand tu dors chez moi, tu veux me lécher
la chatte aussi ? Tu mates mon cul c’est ça ? Tu lècheras jamais ma
chatte ! Sale gouine ! »



Face à l’acharnement de ses prétendues amies, Adèle nie, se défend, prend en pleine figure cette façon cruelle qu’ont les adolescents de juger les autres au nom du groupe auquel ils appartiennent, sans même connaître la vérité, pour sauvegarder leur place, pour sauver la face.
L’amour prend une place de plus en plus importante entre Emma et Adèle, ce que nous fait comprendre Kechiche avec les fameuses longues scènes d’amour charnel. On les suit quelques temps dans cette folie adolescente, et puis il y a une ellipse, très claire puisqu’Emma passe du bleu au blond. On change d’époque, on change d’âge. Les deux jeunes filles vivent ensemble, Emma tente de vivre de ses œuvres (elle était aux Beaux-Arts au moment de leur rencontre), et Adèle a réalisé son projet de devenir institutrice. Elle n’est plus cette ado qui mange salement les spaghettis bolognaise de son père devant la télé et qui rassemble à la va-vite ses cheveux en un chignon déstructuré au-dessus du crâne. Elle a troqué ses jeans pour des robes et des collants. Elle cuisine. Des spaghettis bolognaise. On ne les voit plus faire l’amour avec autant de chaleur et de fougue. En même temps qu’elles mûrissent, l’amour faiblit.
Le film raconte l’amour, bien sûr, mais il raconte avant tout la vie d’Adèle. Tout simplement.


Parlons de sexe


Difficile d’écrire sur cette Palme d’Or sans aborder le sujet dont tout le monde parle : les longues scènes de sexe. Elles ont leur place dans le récit, c’est indéniable, la question est de savoir pourquoi elles sont aussi longues et aussi explicites. Il y en a trois (si je me souviens bien) et elles laissent très peu de place à l’imagination. Certains ont crié au porno, c’est exagéré. A aucun moment on ne voit vraiment leurs parties intimes et c’est bien plus artistique. En revanche, ces scènes rentrent largement dans la catégorie « film érotique ».
Ces scènes sont très belles. Belles parce qu’ils s’agit de deux très belles filles, c’est toujours agréable à voir. Belles parce qu’elles offrent le spectacle d’une passion, d’une sensation, d’un sentiment. Belles cinématographiquement parce que le décor est beau, parce que le montage les rend vivantes. De plans larges sur leurs corps entremêlés en plans serrés sur leurs visages, leurs mains, leurs regards, Kechiche nous oblige à plonger dans leur jouissance, comme s’il voulait qu’on la ressente. Il n’y a pas de musique, les puissantes enceintes de la salle de cinéma transmettent seulement leurs soupirs, leurs gémissements, le bruit des claques d’Emma sur les fesses d’Adèle. Pas de fioritures, pas de chichis, Kechiche a simplement filmé ce qu’on voit et ce qu’on entend quand deux personnes font l’amour. C’est brut, et à la fois affiné, embelli, emballé dans la sensibilisé du réalisateur et le jeu impressionnant des actrices.
Le problème de ces scènes, c’est le contexte dans lequel le spectateur en est témoin. Bien sûr qu’elles sont gênantes quand vous êtes assis à côté d’un inconnu dans une salle de cinéma de 100, 500, 1000 places, bien sûr que c’est dérangeant d’être plongé dans l’intimité de deux êtres, bien sûr qu’une scène de sexe au cinéma, c’est toujours un moment étrange. Il n’y a qu’à voir la réaction de la salle. Les gens parlent, les gens rient, les gens partent même. Assis dans leur canapé devant leur télévision, ils n’auraient peut-être pas les mêmes réactions.
L’avis d’une connaisseuse


Julie Maroh, auteure de Le bleu est une couleur chaude et lesbienne, a une autre explication à ces réactions :



Je ne connais pas les sources d’information du réalisateur et des
actrices (qui jusqu’à preuve du contraire sont tous hétéros), et je
n’ai pas été consultée en amont. Peut-être y’a t’il eu quelqu’un pour
leur mimer grossièrement avec les mains les positions possibles, et/ou
pour leur visionner un porn dit lesbien (malheureusement il est
rarement à l’attention des lesbiennes). Parce que – excepté quelques
passages – c’est ce que ça m’évoque: un étalage brutal et chirurgical,
démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui
m’a mise très mal à l’aise. Surtout quand, au milieu d’une salle de
cinéma, tout le monde pouffe de rire. Les hérétonormé-e-s parce
qu’ils/elles ne comprennent pas et trouvent la scène ridicule. Les
homos et autres transidentités parce que ça n’est pas crédible et
qu’ils/elles trouvent tout autant la scène ridicule. Et parmi les
seuls qu’on n’entend pas rire il y a les éventuels mecs qui sont trop
occupés à se rincer l’œil devant l’incarnation de l’un de leurs
fantasmes. Je comprends l’intention de Kechiche de filmer la
jouissance. Sa manière de filmer ces scènes est à mon sens directement
liée à une autre, où plusieurs personnages discutent du mythe de
l’orgasme féminin, qui… serait mystique et bien supérieur à celui de
l’homme. Mais voilà, sacraliser encore une fois la femme d’une telle
manière je trouve cela dangereux. En tant que spectatrice féministe et
lesbienne, je ne peux donc pas suivre la direction prise par Kechiche
sur ces sujets.



Mais j’attends aussi de voir ce que d’autres femmes en penseront, ce
n’est ici que ma position toute personnelle.



(Lire tout son billet à propos du film et son succès ici.)


La vie d’Adèle est un très beau film, plein de vie. Ce sont trois heures éprouvantes, qui font rire, pleurer, aimer. Ce n’est pas un film qui se regarde passivement, il embarque le spectateur dans l’intimité du personnage. Abdellatif Kechiche et ses séquences très longues, ses gros plans, et ses deux merveilleuses actrices principales a réussi à filmer la vie à l’état pur. Tout paraît tellement naturel, probable, crédible. De nombreux moments rappelleront au spectateur des souvenirs, des sensations passées ou présentes, ramèneront le souvenir d’un lycée, d’un amant, d’un amour, d’un ami, d’un bonheur ou d’une souffrance.

lhovh
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le 22 mai 2015

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