Voyages en Italie, le premier film de la trilogie de Letourneur, avait l’avantage de mythologies claires : les vacances en plan large, les losers magnifiques, la comédie de remariage. Il se concluait par l'absolution de ses personnages : les fautes des amants sont pardonnées dans une tendresse finale tandis qu’ils font le récap de leurs aventures dans le lit. Sa grande faiblesse était de délaisser toute charge dialectique : on raconte une histoire, on montre les choses qui vont ou qui ne vont pas, ou peut-être que c’est les deux à la fois ou qu’il n’y a pas de morale, puis à la fin on évite de poser tout problème, on répète les faits et on refonde le collectif en argumentant sur la version de chacun et la réconciliation survient comme ça, clap.
L’Aventura est très différente. La fuite vaine du posage de problème, plutôt qu’être un poids dont le film ne voudrait pas s’encombrer, devient le sujet principal. L’évitement est assumé, à la fois dans l’absence d’enjeu et de fil rouge, et aussi dans les faits racontés : la famille n'aménage pas son chaos, ne réfléchit pas, est constamment amorphe et alourdie, n’a pas le temps d’être au clair par rapport à ses besoins ou ses envies, chacun ne cesse de se contredire. Aucune dispute nette dans le couple, aucun reproche net exprimé par la fille à ses parents, aucune volonté nette revendiquée par le garçon : ils galèrent à cohabiter et se marchent dessus, certes avec beaucoup d’amour, et en même temps une profonde insatisfaction de leur recette qui ne répond aux besoins de personne. Ils ne se sentent pas écoutés et ne savent le manifester que par des cris, des pleurs, du caca partout ou des disparitions inexpliquées. Ils gardent le désir acharné et absurde de vouloir se souvenir de tout en évoquant une série de faits dispersés, sans mentionner une seule fois un instant clé de bonheur ou d’échange euphorique entre tout le monde. Le film fuit la question de la vie, de son organisation et de son apaisement, justement parce qu’il est beaucoup plus vaniteux que le précédent. Il présage la mort, la rupture, c'est son imitation d'Antonioni, il se complaît dans cette perte en devenir et retient le pire en même temps qu’il ne laisse rien passer : il capte tous les petits gestes, mots et objets qu’il accumule et englobe dans son système nuisible. Ils s’épuisent, à la fin ils n’en peuvent plus, le rythme est vraiment réussi là où le premier film flanchait à plusieurs reprises. Même les moments de tension, presque tous montrés, durent à peine quelques secondes. Jean-Phi n’a droit qu’à un long plan de solitude qui fait énormément de bien à son personnage. Il est si bien en étant seul que le film le condamne à le rester, il lui dit « tiens, tu n’aimes pas le groupe, on ne va te faire respirer que loin des autres » ; déjà que c’est un personnage qui n’a ni début ni fin, arrive et repart en cours de route, le pauvre… Ce film tient davantage de la malédiction que de l’absolution ; on pourrait avoir un doute en voyant les archives d’enfance de Letourneur, à la fin, qui pourraient signifier “c’est comme ça, c’est la famille, c’est universel” et encore une fois pardonner les fautes. Mais trop de mal a été montré pour croire que cette fin sert à faire l’éloge du socle ébranlé. Au contraire, elle se prête encore au jeu de la répétition infernale.
C’est la limite du film, c’est que quelque part ça n’est un peu que ça, il n’y a pas de sujet travaillé en profondeur, pas de poésie ni de beauté franche, c’est une fable dormante. Ça rend les personnages encore plus marquants que dans Voyages en Italie, où ils brillaient par leur effet de réel mais se limitaient aussi à leur archétype de fantasme désamorcé. Là c’est un film de gestionnaire, c’est son genre, il trie et range un brouhaha constant, il pourrait filmer une famille comme des cris d’animaux dans une basse-cour et ça dirait à peu près les mêmes choses sur les schémas sociaux et relationnels, et en même temps Sophie Letourneur a pris le temps, qui n’avait pas été pris avant elle, d’enregistrer ça lors de scènes réelles, puis de le retranscrire à l’écrit, puis de le filmer avec des acteurs, et de le découper avec des lignes aussi claires qu’en bande dessinée, comme une fiction toute bien jouée et cadrée alors que le film martèle que tout s’est déjà passé tel quel dans la réalité. On dirait un enchaînement de plans qui s’étouffent et font leur chemin de vie quand même, on retient sa respiration. Les quatre personnages sont troublants et tristes par leur manque de conversation et, logiquement, inspirent aussi plus d’empathie que dans le premier film, qui se romantisait par des dialogues de comédie. L’Aventura est brutale dans sa façon d’abandonner ses personnages, elle n’a pas beaucoup de pitié à les laisser vivre de cette manière sans chercher à les soigner. Quelques scènes laissent le doute sur un soupçon de sentimentalisme (les passages musicaux, la fin avec les plans en super 8...), mais ce sont souvent les plus faibles du film pour moi.