Fellini l’a toujours affirmé : Casanova ne lui inspire que mépris et aversion. Du dignitaire politique, de l’habile diplomate, du fin lettré, du savant cabaliste, il ne garde qu’un étalon de concours, un prestataire de saillies, un champion olympique de la fornication. Faut-il voir en lui le symbole de l’homme moderne, que l’appât du lucre, la soif effrénée des plaisirs, l’égoïsme, le cynisme et la vacuité conduisent au bord du gouffre ? Tout y invite. La société où il évolue multiplie les signes de déliquescence, s’éclaire de funèbres lueurs d’apocalypse. Les fêtes lugubres dont elle s’étourdit semblent préluder à l’arrivée de l’ange exterminateur. Mais pour crépusculaire qu’il soit, ce spectacle budgétivore est aussi prodigieux, car soumis à l’imagination t.orrentielle de l’artiste, à son extravagance expressionniste, à ses intuitions visionnaires, fécondé par ses fureurs et ses sarcasmes prophétiques. Fidèle au parti pris depuis La Dolce Vita, le cinéaste substitue à la construction dramatique traditionnelle une symphonie baroque dont l’organisation n’obéit qu’aux lois de son alchimie créatrice. Il n’a pas exploité les passages les plus spectaculaires des Mémoires, comme le périple à Corfou et à Constantinople, l’exécution de Damiens et la série des maladies dont sauve le Dieu Mercure. D’autres élisions sont plus étonnantes encore : ainsi nulle mention de l’adolescence, aucun rappel de l’enfance, ce qui paraît surprenant pour qui se souvient de 8 ½ et d'Amarcord. Dans cette vie romanesque et agitée, il a retenu d’abord le repos, c’est-à-dire le désespoir du héros quand Henriette le quitte, quand il est emprisonné aux Plombs, quand il tente de se suicider à Londres, quand il attend tristement le trépas à Dux. Dès lors que le sexe fatigué ne permet plus les parades publiques, que le grimage échoue à dissimuler les ravages du temps, il ne reste de lui qu’un vieux monsieur desséché, un hypocondriaque goutteux dont la valetaille a collé le portrait aux murs du palais avec des excréments, seul à ne pas comprendre que sa légende a fondu avec sa prostate. C’est Casanova au jardin des Oliviers pleurant qu’Éros l’abandonne.


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Le réalisateur a modelé comme de la cire vivante le visage déjà singulier de Donald Sutherland, en bossuant le nez, en dégarnissant le front, sans toutefois travailler dans le sens du blafard et du décavé. Aussi troublant que le profil imaginaire de Sade par Man Ray, l’acteur au port d’hippocampe domine une ménagerie tératologique où prolifèrent les silhouettes animalisées de cauchemar. Il arbore un masque hagard et rougeaud, soubresaute en mesure, sue comme un bœuf pour satisfaire les besoins toujours aiguisés de ses gonades. L’acte sexuel est réduit au mieux à une séance de culture physique drolatique (les ébats avec la nonne-geisha lubrique), plus souvent comparé au fonctionnement prévisible d’une pompe hydraulique bien rodée (la nuit de débauche avec la bossue dans les écuries germaniques, dont la tonalité et l’esthétique évoquent à la fois Breughel, Bosch et Callot). En témoigne le tic-tac d’horlogerie qui ponctue ses coups de reins, glockenspiel ridicule figuré par un automate, oiseau d’or battant des ailes dès qu’il s’adonne à ses prouesses de performer phallique. Autour de lui s’agite une véritable tourbe d’humanité, empanachée dans une continuelle ivresse de parade et de représentation. Le pape est une vieille dame gâteuse, l’ambassadeur anglais un coq déplumé, la marquise d’Urfé une dinde exsangue et momifiée. Et que dire de ce médecin à la voix de fillette, qui prodigue les saignées en glissant le long des canaux comme un spectre, de la masochiste de pacotille, roucoulant et miaulant comme une chatte au dernier degré de l’hystérie, ou encore des entomologistes-sorcières de Bâle, salamandres austères et narquoises épinglant au poinçon des sangsues sur une table de travail ? Dans cet incroyable bestiaire, il semble que Fellini ait une préférence pour les oiseaux et les insectes : penchant qui culmine avec la scène du ballet où Dubois joue la mante religieuse dévorant le papillon, son jeune amant, devant les cailles françaises et les noirs scarabées espagnols.


Pour donner une vision neuve du XVIIIème siècle, le cinéaste choisit l’envers des Lumières et de la civilisation : l’Europe barbare, les cours du Nord grossières et les maisons romaines qui en sont encore au Trimalcion du Satyricon. À Londres, le ventre d’une baleine fossilisée est une chambre obscure où s’affichent des dessins angoissants (signés Topor). Le pont sur la Tamise ne mène que dans un épais brouillard similaire à celui où Toby Dammit finissait par trouver la mort. La lumière est fréquemment glauque : mer démontée, pluies noirâtres, fumées d’auberges. On retrouve cependant dans ce monde boueux des carrosses et des voyages la panoplie dite préromantique, avec les tempêtes, les vents, les feuilles mortes, l’orage, les jardins gothiques. À partir du vermeil, des moirures et des sapajous, les intérieurs présentent de fructueuses variations. Les aliments font partie du décor : salamis, jambons, parmesan et poulets, sucreries inquiétantes chez d’Urfé, fraises en bocal chez Dubois, avec des pyramides de melons dont la chair fragile, dans des effets de nature morte, se décompose comme le teint de Casanova. Architectures de carton-pâte, perspectives en trompe-l’œil, les vagues de la lagune elles-mêmes sont animées par les remous d’une toile cirée : tout est mensonge et imposture. En dehors de frais tableaux pastels où apparaît Henriette, le film est couvert d’un voile de crêpe dont le galant polichinelle essaie d’écarter les plis. Il n’y échappe qu’en redoublant de stupre, tout en sachant qu’il sera vaincu. Il reste un homme bloqué au stade prénatal, qui erre à travers son existence en regrettant éternellement cette Venise humide, placentaire, illuminée d’emblée par les fausses étoiles d’un feu d’artifices. Et quand sa mère l’interpelle depuis le fond d’une loge en arcade, à l’opéra de Dresde devenu désert et aux mille lustres éteints, la femme et le spectacle se fondent en une seule figure, celle d’un squelette vivant qu’il doit porter sur son dos tel Énée son vieux père Anchise.


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Depuis qu’il a dans Les Nuits de Cabiria fait surgir les petits comédiens en costume à la lisière du bois, Fellini n’a cessé de lever tout un cortège bachique. Bateleurs clownesques, spirites hallucinés et créatures dignes de Goya dansent un carnaval délirant qu’accentue ici une musique constamment irréalisée (orgues assourdissantes, cacophonie des castrats). La dispersion centrifuge des visions et des rêveries est une giration autour du personnage comme autour d’un mat résistant. Giacomo étale sa veulerie, sa lâcheté, se complait aux pieds des puissants. Mais il ne recueille ni les approbations du peuple ni les faveurs des aristocrates. Au milieu des lingères, il ne moissonne que lazzis. Par-delà les fards et les fastes, ses maîtres ont créé un bouffon à leur image. Mêmes plaisirs superficiels, mêmes déguisements, même décadence des mœurs, comme cette vieille comtesse qui ne sait que chevaucher alternativement deux pions sans les mener nulle part. Le héros traverse une sorte de prisme coloré où du bleu vénitien et du rouge de Parme il quitte la chaleur latine (rose, jaune et or) pour se raidir, après le brun anglais, dans le gris-noir de la neige puis la boue-merde de la Bohême. Son itinéraire trace une spirale descendante et épouse un mouvement circulaire : plutôt que de laisser transparaître progressivement l’usure physique, ce procédé fait hoqueter l’histoire, le meilleur étant donné comme perdu et servant à souligner une dégradation toujours plus avancée. La quête de Casanova atteint son plus haut degré de confusion lorsqu’il rencontre la géante, pauvre paysanne illettrée de la montagne de Vénétie qui ne parle qu’en son dialecte campagnard. Nouvel avatar de la Saraghina, elle est la déesse-mère, l’Artemis multimammea, écho à la Vénus hissée par des cordages en ouverture du récit, immense tête aux couleurs d’algues et aux yeux phosphorescents qui, replongeant dans les flots, nous rappelle à notre absolue précarité. Ses serviteurs, deux nains jumeaux qui la domptent, sont pleins d’innocence et de duplicité : ils se font payer par Casanova pour qu’il puisse admirer dans son bain la femme-colosse mais, quand elle chante, leurs visages extasiés se figent comme si c’était la condition humaine elle-même qui pleurait.


Une telle lecture métaphysique ne s’enfonce toutefois pas encore assez profondément dans le feuilleté du film. Qu’accomplit donc le célèbre courtisan ? Apparemment rien. L’amour le repousse, la solitude l’étreint, la mort ne veut pas de lui sans les longues et inutiles souffrances communes. M. de Bernis refuse de l’écouter quand il lui détaille ses facultés cachées de négociateur, de commerçant et d’alchimiste (qui lui vaudront seulement les foudres de Messer Grande, laquais de l’Inquisition). Dignes de la stupidité spécifique des loisirs de garnison, les butors de Wurtemberg l’envoient promener quand il leur propose plans ou remèdes. Injure suprême, une jeune fille pouffe derrière sa main lorsqu’il exerce l’art qui lui a avait valu un succès indiscuté, celui de liseur de poèmes. Déception, dérision, échec, rien ne mûrit, rien n’aboutit. Et pourtant : en vivant mal, Casanova écrit l’histoire de sa vie. Les scènes qui défilent sont les créations de sa subjectivité : ce monde de fantoches, c’est lui qui le voit, qui le fabrique, qui le sauve de l’oubli. Rien d’étonnant, dès lors, que Le Casanova de Fellini soit le plus onirique de tous ses films, qu’à son orée Venise s’ouvre comme une scène de théâtre, que le grand cirque fellinien y soit plus schématique, plus cruel, plus morbide que partout ailleurs, et que la dernière scène, aussi belle qu’une invention hoffmannienne, montre le héros dansant sur un rêve de Grand Canal en compagnie du pantin dont, pour la première fois, on peut s’apercevoir (à la suture visible du masque) qu’elle n’est qu’une jeune femme déguisée en poupée articulée. Joue fardée contre joue de bois, moment vécu pour soi et non monnayé en exhibition. Le vieillard délaissé, le bibliothécaire aigri en exil qui, depuis la chambre par la fenêtre de laquelle tombent les flocons, s’abîme dans la contemplation de cette image, ce n’est pas seulement le Casanova de l’Histoire littéraire, filmé par un mémorialiste et se rappelant un épisode réel de sa vie amoureuse. C’est l’artiste obstiné qui regarde ses fantasmes, ses sortilèges, son univers, c’est Fellini se dévisageant lui-même, sombrement, dans un miroir.


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le 4 juil. 2023

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