Le Chagrin et la Pitié est un pavé : 250 minutes de témoignages et d’enquête sur une période définie de l’histoire récente, présenté comme une « Chronique d’une ville sous l’Occupation ».


C’est aussi un pavé dans la mare : en 1971, il dézingue la complaisance en vigueur qui a fait de la France une nation unanimement résistante, et, qui annonce l’ouvrage de Paxton, qui remettra les pendules à l’heure sur le zèle d’une certaine partie de la patrie à seconder l’occupant. Poil à gratter dans la mythologie gaullienne au service de l’unité nationale, le film est interdit de diffusion à la télévision pendant 10 ans, tout en étant un véritable succès en salles.


La force de frappe du film d’Ophuls est indéniable : on y voit parler tous les visages de la France, une mosaïque de portraits qui compose une diversité forcément moins agréable à consulter que la légende dorée de l’Histoire. Les grandes figures sont certes conviées, comme de hauts dignitaires anglais, des représentants politique (dont Mendes-France, assez délicieux à écouter), mais le parti pris d’un choix d’une ville de province permet au documentariste de donner à son travail une force inédite. De la coiffeuse au commerçant, du paysan résistant à l’exploitant de cinéma, du pharmacien au enseignants n’ayant aucun souvenir d’élèves manquants alors qu’une plaque commémore derrière eux leur disparition, les témoins abondent et font soudain de l’histoire une sorte de récit familial qui se transmettrait dans l’intimité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si deux réunions de familles se répondent : celle du pharmacien entouré de ses enfants, et, de l’autre côté du Rhin, l’autre de l’ancien SS mariant tranquillement sa fille avec ses décorations nazies épinglées à l’uniforme. La parole est libre, le vécu prime.


Les directions prises par les entretiens sont alors multiples. Si, d’une manière générale, c’est l’embarras ou la honte qui marquent le plus le spectateur, Ophuls ne limite pas son film à la charge polémique. Certes, la collaboration ordinaire est mise au jour, et l’antisémitisme larvé peut désormais avoir pignon sur rue, notamment lors de cette acide entrevue où un commerçant à consonnance juive se voit contraint de préciser par annonce dans la presse qu’il est un bon catholique, car il a notamment combattu pour la France. Certes, on insiste sur l’enthousiasme un peu trop prononcé de la France dans les aides aux déportations, et notamment dans les rafles d’enfants au Vel d’Hiv’. L’ambivalence des passifs, la mise au jour des distinctions sociales entre l’engagement des classes populaires comparé à l’inertie de la bourgeoisie, ayant bien plus à perdre égratignent sérieusement la mémoire collective.


Ophüls n’intervient jamais, et si le commentaire est superflu, c’est par un profond respect pour la prise de parole, et une croyance en sa capacité à établir des vérités dans un contexte si singulier. De ce fait, tout le récit de l’ancien Waffen SS français engagé volontairement est édifiant, celui-ci expliquant clairement sa fascination première pour le fascisme, la mythologie qui l’entoure et les valeurs sur lesquelles il se fondait. De la même manière, le témoignage d’une coiffeuse expliquant en même temps avoir été accusée à tort à la libération tout en se réclament clairement pétainiste à la fin de l’entretien permet une mise à plat de toute l’ambivalence propre à cette période. Clarifier dans le trouble, en somme : montrer que le camp clairement choisi n’est jamais limpide (ainsi des divisions internes dans la Résistance elle-même entre l’Action française et communistes), que la passivité est aussi prudente que complice, que la mémoire est sélective et que les réflexes individuels se muent rarement en héroïsme spontané. Il s’agit moins de salir ou jeter l’opprobre sur un pays que de lui ouvrir les yeux en lui rappelant qu’il est habité par des êtres humains.


La deuxième patrie intitulée « Le choix » rend particulièrement limpide cette posture, lorsqu’on assiste à un revirement total lors de la Libération qui réveille à son tour les règlements de compte déjà en vigueur sous Vichy : un vertige qui semble faire surgir, de manière constante, les mesquineries et les réflexes de survie les moins noble, tout en établissant les sables mouvants d’une période où tout ne cesse de s’effondrer.


Le titre renvoie à des mots pris sur le vif dans les propos du pharmacien, qui cite, visiblement sans le savoir (et comme le rapporte Ophüls dans l’indispensable complément au film, « L’importance des anecdotes », pour qui aurait le courage de s’engloutir 70 minutes supplémentaires d’entretien en 2011 avec Michel Ciment) Aristote lorsqu’il explique les vertus de la catharsis : susciter chagrin (le plus souvent, on évoque plutôt la terreur) et pitié. C’est bien là le véritable propos de ce film, qui propose, voire impose de regarder en face non seulement ce que fut la réalité de la période la plus troublée de notre Histoire, mais aussi de ce qui fait la faiblesse et l’imperfection humaine. Pour permettre, après le chagrin, d’ajouter à cette cruelle lucidité une autre composante de ses forces : l’empathie.


(9.5/10)

Sergent_Pepper
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le 8 oct. 2020

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