Kinji Fukasaku est un cinéaste japonais centré sur la violence et l'action avec une prédilection pour l'abattage rapide et les déterminations commerciales. Les gangs, les samouraïs et diverses formes de tyrans se partagent l'affiche dans ses films. Après une décennie de relative conformité, il passe les 1970s à secouer le cinéma des yakuzas (films sur la pègre japonaise et genre équivalent pour le cinéma nippon classique au western américain). Il introduit le cynisme et la violence extrême dans ce monde où les vertus et les traditions sont bradées, l'art de la guerre souillé par celui du commerce et des caprices de boutique. Les principales réussites de cette période sont : Jingi nagi tatakai (Combat sans code d'honneur) et sa saga, soit sept opus en à peine deux ans ; puis Jingi no akaba (Le cimetière de la morale).


Centré sur un 'yakuza' solitaire et auto-destructeur, Le cimetière de la morale ressemble davantage à du Peckinpah (The Wild Bunch, Alfredo Garcia) qu'à un film de genre japonais défini par son héritage culturel ou l'imaginaire autour des ronin. Ishikawa est une brute intégrable à aucune corporation, souillant l'autorité et l'intégrité des organisations recourant à ses services. Élément efficace mais contrariant pour ses patrons, il cède aux tentations de vandalisme, multiplie les sales coups gratuits (ce qui l'amène à être chassé par police, haï par son ancien clan, méprisé par l'équipe du député Nozu, etc). Il appartient à ce type de gueux (ou vermines) les plus dangereux car l'étant pour eux-mêmes et ne sachant vivre autrement. Son énergie est débordante mais mesquine, pas grandie, formant un grand enfant hostile dans un corps d'adulte intrépide. Tetsuya Watari fait un peu penser à Kinski dans Fitzcarraldo ou Aguirre, mais le premier animal est sans inspiration, sans génie ni ambition : il manque la focalisation pour transformer la bouillie en ogre.


À défaut, reste cette force aberrante quoique concevable, cette nature de tornade 'sous'-humaine. La peur de ce qu'il peut provoquer s'ajoute et décuple son agressivité, mais le pousse aussi à narcotiser voire à retourner sa rage sur lui-même. Sur plutôt que contre, il n'a pas la conscience pour s'aimer ou ne pas s'aimer, pour être embarrassé ou déçu de lui-même ; il peut seulement constater ses pics émotionnels, obéir aux pressions de ses instincts. Accepter les limites du présent et du réel est la seule chose en mesure de raisonner Ishikawa ; comme il lui arrive de se lasser, il y vient, à cette mort douce. La fuite en avant est le seul circuit qu'il puisse concevoir, le seul où il fonctionne et par lequel il dope sa motivation. Une fois qu'il a défoncé tous les obstacles et détourné toutes les mains véreuses tendues, il est donc fini. Ce n'est pas un si grand mal puisque la récupération par les pouvoirs en place ne l'a jamais stimulé, les promesses et les honneurs l'ont jamais flatté. Contrairement aux plaisirs immédiats, aux fêtes, aux putes, quoiqu'il s'en soit lassé et se soit jeté dans une idylle à sens unique (elle a sûrement vécu quelque chose de fort) et dans la drogue.


À l'écran c'est assez sauvage, sans que le film se laisse déterminer par la crasse ou sombre dans la folie de son sujet. Le cimetière de la morale restitue ce chaos sans s'y abandonner, est cru sans argumenter. La caméra plonge avec Ishitaka lors des échanges physiques, prend du recul quand il se relâche, introduit les groupes adversaires dans des plans moyens grouillants (donnant un effet 'étriqué' et suffoquant). Fukasaku exhibe l'absurdité de ces vies de brutes policées, rangées sous l'aile dorée des occupants américains et capitalistes. Alliés pour installer le monde concurrentiel et cynique dont ils ont besoin, ils restent leurs adversaires ; ils sont aussi les fossoyeurs, les héritiers ingrats au moins, des systèmes qu'ils prétendent incarner. Les clans encore en vigueur sont en proie à une schizophrénie collective et le prédateur solitaire est d'autant plus insupportable qu'il agresse les valeurs relayées, les intérêts concrets et les normes à la hausse.


Ce Cimetière de la morale est un négatif du Juge et l'assassin de Tavernier, chacun mettant en scène une bête fulgurante, immonde par les actes ; mais à la pleurniche humaniste (éludant les horreurs pour soigner son mythe), ici on préfère l'implication franche, les impacts douloureux. Avec une touche de lyrisme froid, placide mais sans scrupules (surtout dans la [légèrement romantique et putride] seconde moitié, la première étant plus absorbée par des confrontations reflétant l'importation du gangstérisme à l'américaine). Fukusaku poursuivra sa carrière en s'ouvrant à la SF. Il s'inspirera de Star Wars pour livrer Ucu kara no messiji en 1978 – et quasiment s'y substituer au box-office. Puis juste avant de mourir (2003), il lègue aux générations suivantes Battle Royale (2000), où une compétition à mort est imposée à une classe de lycéens. Ce sommet du survival fait le pont entre le désespoir des vieux et les terreurs des ados.


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le 23 avr. 2016

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