Avant même sa sortie, The Last Duel s'est pris un procès d'intention par tout ce qu'Internet compte de bien pensants mous du bulbe, militants féministes et autres polémistes en maraude. Bien sûr, personne n'avait encore vu le film, mais ça parlait de viol en notre époque post-#MeToo, réalisé par un homme, à propos d'un duel pour une femme. Encore un film de bonhommes. On aura ta peau, saloperie de patriarcat !


Sauf que commencer à entretenir des polémiques avant de savoir ce que le film a dans le ventre, c'est complètement con. Surtout deux ans avant la sortie, comme c'était le cas ici. Mais comme on ne va pas empêcher les gens d'être cons, parlons plutôt du film.


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The Last Duel utilise un de mes procédés narratifs préférés, à savoir une histoire racontée plusieurs fois par différents personnages, où chaque version révèle des zones d'ombres et permet de comprendre le fin mot de l'histoire.


Sauf qu'ici, il n'est pas question de vérité mais de subjectivité et d'interprétation et le film ne viendra pas vous mâcher le travail. C'est à vous de tirer vos propres conclusions, même si je m'attends à ce que la plupart des spectateurs tirent à peu près les mêmes.


La beauté de l'exercice vient de la subtilité des différences entre les trois versions, qui rendent le procédé crédible mais surtout pertinent et fascinant à suivre. Ainsi, on révèle effectivement des zones d'ombres en découvrant de nouveaux évènements lors des changements de points de vue, mais ce n'est pas tout. En revivant certains moments plusieurs fois, on découvre comment la situation est perçue par X ou Y ou comment ils lisent et comprennent le comportement des autres personnages.


On en arrive à participer bien plus activement au film en essayant de deviner comment la scène en cours sera perçue et racontée par les autres personnages, et certaines scènes sont rendues d'autant plus glaçantes par l'anticipation d'une autre version que l'on peut déjà deviner entre les lignes.
J'étais aussi beaucoup plus attentif aux réactions des personnages ou à leurs interactions, pour guetter ces petites différences et comprendre comment tel personnage qui se croit honorable, défenseur d'une cause noble et juste, est perçu par son entourage comme un emmerdeur de rabat-joie égoïste qui passe son temps les autres. Je prends un exemple extrême mais chaque scène revisitée recèle son lot de différences subtiles et j'imagine qu'un second visionnage m'en révèlera encore bien plus.


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Le casting est à la hauteur du projet :


¤ Matt Damon prend une sacrée bouteille et se bonifie avec les années. Avec sa gueule couturée, sa pilosité improbable et son mulet, il est parfait dans son rôle d'écuyer rugueux et grincheux, et traîne sa raideur aigrie sans pour autant tomber dans l'excès.


¤ Je n'en suis pas fier, mais j'ai mis quelques scènes à reconnaître Ben Affleck, tant ils ont réussi à l'enlaidir avec une coupe au bol et une barbiche blonde. D'abord passablement antipathique, il finit par rayonner et investit nombre de scènes de son charisme tranquille, si jamais il avait encore quoi que ce soit à prouver.


¤ Je ne connaissais pas Jodie Comer mais après sa prestation en Marguerite de Carrouge, je suivrai sa carrière avec intérêt. Très effacée pendant une bonne moitié du film, elle crève l'écran lorsque vient enfin son moment et éclipse tout ce beau monde avec une performance poignante et toute en nuances.


¤ Contre toutes attentes, c'est Adam Driver qui m'a le plus soufflé. Je ne l'ai pas encore vu dans grand chose d'autre que les nouveaux Star Wars dans lesquels il était certes le seul acteur notable, mais la barre n'était pas bien haute. Il insuffle au personnage de Jacques le Gris une présence et un charme singulier, dans son rôle de libertin lettré, tantôt attachant ou odieux.


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La narration singulière du film joue aussi en sa faveur en termes de rythme et de tons. On commence par les déambulations chevaleresques de Jean, passablement froides et amères, emplies de complots et d'hostilité. On enchaîne avec Jacques pour quelque chose de bien plus léger et joyeux, et le troisième acte opère un autre virage radical, en tirant ces rideaux d'honorable galanterie ou de folâtreries gaillardes pour révéler la laideur de ce qu'il dissimule.


Le film est superbement réalisé et le fameux duel est une leçon de cinéma, tout en suspens et en tensions. Mais Ridley Scott a vraiment autre chose à faire que glorifier ces moments et parvient au contraire à leur retirer toute aura d'héroïsme pour en faire comprendre non seulement la vanité mais aussi l'horreur et l'injustice.


De la même manière, le procès de Marguerite (et particulièrement ses interactions avec l'église) est une gigantesque farce, et les mécaniques sociales qui la poussent au silence et empêchent quiconque de la croire sont parfaitement glaçantes, surtout quand on sait que beaucoup de femmes en vivent aujourd'hui encore une version moderne, mais toute aussi oppressive et révoltante.


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The Last Duel est en train de se planter au box office. Un des films majeurs de cette année, réalisé par une légende du cinéma avec un casting pareil, on marche sur la tête. Alors il y a plusieurs facteurs à prendre en compte : les polémiques à la con, la sortie un peu trop proche de Dune et James Bond, et le fait que la reprise post-Covid aurait apparemment fait diminuer l'âge moyen des spectateurs qui ont plus envie de voir du Marvel qu'un drame historique qui va essayer de les faire réfléchir.


Dans tous les cas, c'est une raison de plus d'aller le voir en salle et ce ne sont pas les autres raisons qui manquent : sa direction sonore, la réalisation magistrale de Ridley Scott, une narration originale et une reconstitution minutieuse de l'époque en sont quelques exemples. Le mulet de Matt Damon en est un autre.


Personnellement, j'ai envie d'encourager ce genre de projet : une vraie grande fresque historique à l'ancienne, en décors réels, avec des tonnes de figurants, et un thème non seulement abordé avec tacte et intelligence, mais surtout : toujours aussi important et actuel.

Ezhaac
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le 1 nov. 2021

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