Quand la justice était rendue au moyen d'un combat à mort

Cette coutume d'un autre âge, Ridley Scott la fait revivre, pour notre édification et éventuel plaisir, dans son tout récent film où sont reconstitués les prémices et circonstances d'une affaire de justice conclue par le combat lui-même. Il eut lieu le 29 décembre 1386 (soit en pleine Guerre de cent ans) à Paris en présence du roi Charles VI, de sa cour et de tout le peuple parisien accouru. Ce duel judiciaire les armes à la main était aussi appelé Jugement de Dieu (Dieu, prétendument, donnant la force de vaincre à celui qui disait vrai). Il opposa Jean de Carrouges à Jacques Le Gris, deux anciens amis devenus en quelques années rivaux déclarés et enfin de farouches ennemis, après une accusation de viol portée contre Le Gris par la belle et gente dame Marguerite, femme de Carrouges.

Le film découpe le drame en 3 actes, chacun des trois principaux protagonistes donnant successivement sa propre version des faits (façon le Rashômon de Kurosawa), suite à quoi un épilogue nous décrit le combat où les trois risquent leur vie, car si Carrouges est tué, sa femme est alors brûlée vive pour fausse accusation, tandis que Le Gris est, lui, lavé de tout soupçon de viol.

Acte 1. La vérité selon Jean de Carouges. Elle le révèle sûr de sa valeur, droit dans ses bottes. Il est vaillant, hardi, honnête. Il a mis son nom, son bras, sa vie au service du roi de France. Il a épousé une jeune femme d'au moins aussi bonne lignée que lui, enfant unique richement dotée. Elle est belle, charmante, savante, en tout cas instruite, elle a reçu une excellente éducation. Il l'aime et attend qu'elle lui donne un héritier. Il est blond, vigoureux, bien fait. Un peu bourrin peut-être. Il défend son droit, ses biens, sa femme (qu'il sait, en tout cas il le pense, entendre). Guerrier énergique et vertueux, ses initiatives n'ont pas toujours le résultat escompté, ce qui agace le comte d'Alençon (son suzerain, seigneur de Normandie et cousin du roi) qui, de plus, lui trouve la nuque un peu raide. Bref, on peut le trouver maladroit et balourd.

Acte 2. La vérité selon Jacques Le Gris. C'est un homme instruit, intelligent. De milieu au départ plus modeste que Carrouges, son esprit courtisan, ses capacités d'administrateur et sa dureté en affaires le font rapidement apprécier de ce fameux comte d'Alençon dont dépendent non seulement Jean de Carrouges et Robert de Thibouville (le père de Marguerite), mais aussi la capitainerie de Bellême commandée par le père de Jean de Carrouges (en tout cas, au début du film). Si la valeur de Carrouges est reconnue (suite à ses nombreuses campagnes militaires, il est fait chevalier, puis nommé "sire", "Sire Jean"), Jacques Le Gris, désormais le protégé du comte d'Alençon, est, lui, sûr de son intelligence et de son pouvoir de séduction. Il participe aux orgies ou "parties fines" du comte qui le comble de bienfaits, lui donnant : d'abord une riche terre qui normalement faisait partie de la dot de Marguerite et aurait dû échoir à Jean de Carrouges, puis, un peu plus tard, à la mort du père de Carrouges, le commandement de la capitainerie de Bellême (un imposant château-fort), alors que Jean de Carrouges attendait depuis vingt ans d'en hériter.
Non content de spolier ainsi son ex-ami (qui, semble-t-il, n'est coupable que de lui avoir sauvé la vie lors du sac de Limoges), il aperçoit à une fête sa jolie femme Marguerite de Carrouges et se met à en rêver la nuit et puis un jour, profitant d'un voyage du mari et que Marguerite se trouve seule, sans ses servantes, il trouve un subterfuge pour s'introduire auprès d'elle, lui déclare sa flamme, puis toujours intimement persuadé de son pouvoir de séduction, il la prend de force, convaincu qu'elle y trouvera plaisir et gardera le silence. Avisé par son protecteur Alençon qu'il n'en est rien et que Jean et Marguerite de Carrouges crient au viol dans toute la Normandie et demandent justice, il affirme au comte que Marguerite était consentante. Alençon n'en semble qu'à moitié convaincu et craignant de possibles conséquences pour son ami Le Gris qu'il préfère de beaucoup à Carrouges, il lui conseille de nier absolument tout rapport sexuel avec la femme de celui-ci. Mais "Sire Jean" est bien décidé à n'en pas rester là. Il demande justice au roi et le Jugement de Dieu : Marguerite maintenant haut et fort qu'elle a été violée, c'est une question d'honneur. Le roi l'admet.

Acte 3. La vérité selon Marguerite de Carrouges. Cette fois, une surimpression ajoute que c'est "La vérité". Sans nous apprendre à peu près rien qu'on ne sache déjà, la version de Marguerite nous renseigne surtout sur sa personnalité, ses idées et ses sentiments. Elle aime et admire son mari, mais semble ne prendre qu'un plaisir modéré au lit avec lui. Il la baise aussi vigoureusement que pieusement et espère ensuite qu'elle y a pris plaisir, parce que, selon la croyance de l'époque, la femme n'est fécondée que si l'étreinte l'a satisfaite, or il attend un héritier. C'est elle aussi qui demande à son mari plus de souplesse envers son suzerain le comte d'Alençon et d'essayer de mettre un peu d'huile dans ses rapports avec son ex-ami Le Gris. Enfin, elle nous rééclaire sur les circonstances du viol auquel elle n'a pu se soustraire et sur les réactions de son mari quand elle les lui a apprises. Et sur comment le reste du pays a (localement, puis plus largement) réagi aux accusations que son mari et elle portent contre Jacques Le Gris.

Épilogue. Arrive le duel. Et c'est un sacré moment. Je n'ai pas chronométré sa durée. Je dirai à vue de nez: un petit quart d'heure, mais c'est un GRAND quart d'heure. À ne rater sous aucun prétexte. J'ai vu des milliers de films ; jamais encore un duel aussi palpitant, aussi bien agencé, aussi bien filmé. Certains plans qui impliquent les chevaux (ça commence par un duel à la lance, à cheval) sont incroyables : destrier qui s'effondre ou qui, croupe par dessus tête, chute brutalement, lourdement, ruade et coup de sabot. Réactions hystériques du public, des cris, des femmes hilares, etc. Un combat épique, imprévisible pour le spectateur vierge de toute info.

Attention ! Le film, dans sa construction, s'apparente à Rashômon, mais au niveau de l'intention, ça n'a rien à voir. C'est entendu, on présente trois vérités, mais le problème n'est pas de trouver ou savoir qui dit la vérité. La vérité est dite par Marguerite (le film l'affirme et ne met pas en doute sa parole : il y a viol). À quoi servent les deux versions précédentes ? Elles nous donnent certains éléments que Marguerite ne peut directement savoir et qui concernent les rapports entre Carrouges et Le Gris. Tandis que le film progresse, on précise ou rectifie un peu la vérité des faits et circonstances, on la consolide. Certaines péripéties restent contradictoires (devant Limoges, Carouges a-t-il sauvé la vie de Le Gris ? Ou est-ce Le Gris qui a sauvé la vie de Carouges ?), mais peu importe, il est clair que, selon le film de Scott (je ne parle pas de la vérité historique, comment la connaître 650 ans après les faits ?), Le Gris est un fieffé menteur. Il nie, jusqu'au bout du bout, avoir violé Marguerite, affirme qu'elle était consentante. Or on sait qu'elle ne l'était pas (encore une fois, dans le film de Scott et selon la thèse de ses scénaristes). On peut donc aussi croire, les affirmations ou racontars de Le Gris ne valant rien, que c'est Carrouges qui a sauvé Le Gris devant Limoges et que celui-ci en a été sourdement humilié.

Selon Scott, Carrouges (son personnage, sa personnalité) est à peu près clair, qu'on le voie comme un preux chevalier droit dans ses bottes ou comme un bourrin poseur ; le personnage de Marguerite se décode aussi facilement : c'est une femme sensible, intelligente, indépendante d'esprit et qui voit/souhaite le coït comme un acte d'amour librement consenti, pas comme une manifestation indiscutable de la supériorité de l'homme sur la femme... et pas non plus seulement comme un moyen d'assurer la continuité du nom. Le Gris lui a fait injure, l'a violentée, blessée physiquement et psychologiquement, l'a utilisée comme un objet ; elle réclame justice contre son violeur et sait qu'elle doit compter sur son mari pour cela.
Quant à Jacques Le Gris, c'est un personnage beaucoup plus ambigu et mystérieux. En veut-il à Jean de Carrouges ? Le jalouse-t-il ? Étrange qu'il exige de Robert de Thibouville qu'il paie ses arriérés de redevances à d'Alençon avec une terre dont il sait qu'elle fait partie de la dot que Thibouville a promis à Carrouges dans le contrat de mariage de celui-ci avec sa fille. Pour la capitainerie de Bellême qu'il souffle aussi à Carrouges, admettons qu'il ne l'ait pas directement sollicitée du comte d'Alençon et que celui-ci ne la lui ait donnée que parce qu'il l'avait à la bonne. Mais quand il décide de s'attaquer à Marguerite de Carrouges, il sait forcément que ça risque de faire du grabuge. Alors, pourquoi elle (le fruit absolument défendu), alors qu'il y a tant d'autres jolies femmes à la Cour ? Goût du risque ? Erreur de calcul, lui qui est si fin calculateur ? Fatuité quant à son pouvoir de séduction et ses capacités physiques ? Pourquoi veut-il tout ce que possède ou ce dont jouit son ex-ami ? L'intérêt du film repose aussi sur le mystère de ses motivations.

Sinon, côté technique, la reconstitution historique m'a paru très réussie, aussi bonne que possible. La photographie, souvent sombre, est à l'image de ces tableaux clairs-obscurs du XVème siècle. Ces couleurs désaturées (blanc, jaune, noir, marron sombre) ne m'ont absolument pas gêné ; au contraire, elles m'ont plutôt transporté sept siècles en arrière.
La direction artistique, les décors intérieurs ou extérieurs, les costumes, etc., tout ça est bien, voire superbe. Le montage, auquel j'ai prêté une particulière attention, est sans aucun temps mort (tout ce qui devait être coupé a été coupé). Évidemment, la deuxième vision du viol est un peu pénible à contempler, mais c'est fait pour : scène odieuse, elle doit être ressentie comme telle.
Je n'ai repéré qu'un petit défaut, peu de chose. Le film se passe beaucoup en hiver (les campagnes ou villes enneigées sont photogéniques) et on voit assez souvent la neige tomber, chassée par le vent ; il y a au moins un plan où l'on distingue que ce qui virevolte, ce sont des plumes blanches.

Le casting est top. Matt Damon contre Adam Driver : sacré choc et ça fait des étincelles. Ils se sont faits tous deux la gueule de l'emploi. Fine et sensible, Jodie Comer est magnifique en Marguerite de Carrouges-Thibouville, particulièrement dans le tout dernier plan du film. Alex Lawther fait une composition de Charles VI un peu surprenante mais excellente. Ben Affleck assure en comte d'Alençon (son personnage n'est pas particulièrement sympathique). Et Harriet Walter, dans le rôle de la mère de Carrouges, tire son épingle du jeu.
Que dire de la réalisation de Ridley Scott (qui marche gaillardement sur les traces de Clint Eastwood) ? La note que j'ai décernée au film parle pour lui. Ridley Scott est un excellent réalisateur et c'est un de ses meilleurs films. Ça m'a évidemment un peu rappelé (pas sur le coup, mais à la réflexion) Les Duellistes.... sauf que le mystère de l'inimitié entre les deux hommes est davantage justifié ici par la présence de la sublime Marguerite de Carrouges.

Pour autant, on sort quand même de la salle en se réjouissant de n'être plus au Moyen-Âge, du moins en France. Encore que parfois...

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le 9 sept. 2022

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Fleming

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