Charlie Chaplin peut décidément se venter d'avoir marqué l'histoire du cinéma ainsi que l'inconscient collectif. Ayant créé son personnage en 1914 en s'inspirant de Max Linder, inventeur du burlesque américain, il aura su donner vie à une flopée de métrages mettant en scène le vagabond Charlot. L'arrivée du cinéma parlant en 1926 avec Le Chanteur de Jazz aura donné un sérieux coup de frein au genre burlesque. C'est en effet à cause de cette innovation technologique que certains artistes de renom, comme Buster Keaton, verront leur carrière anéantie du jour au lendemain. Cela n'est pas franchement étonnant, lorsque l'on sait que ce genre cinématographique se basait en grande partie sur l'expressivité du corps et du visage. Les attentes du public et des studios ne sont dès lors plus les mêmes. On ne peut malheureusement plus se permettre de se limiter à ces éléments.
Beaucoup d'artistes sont effectivement tombés dans l'oubli suite à l'apparition du son, mais d'autres auront cependant réussi à rebondir. Chaplin dira au départ détester le cinéma parlant et ne fera que limiter son utilisation à ses débuts. Vous verrez par exemple dans le film Les Temps Modernes quelques séquences parlées se comptant sur les doigts d'une main. Malgré ce constat arrivera en 1940 son premier film parlant : Le Dictateur.


Le récit présenté est le suivant :
"Dans un ghetto juif vit un petit barbier juif qui ressemble énormément à Adenoid Hynkel, le dictateur de Tomania qui a décidé l'extermination du peuple juif. Au cours d'une rafle, le barbier est arrêté en compagnie de Schultz, un farouche adversaire d'Hynkel."
Précisons que les spoilers seront au maximum évités, si ce n'est l'évocation de quelques séquences cultes.


Le Dictateur est bien souvent cité comme l'un des chefs-d’oeuvres absolus du cinéaste. Sorti en tout début de la Seconde Guerre Mondiale, le métrage aura marqué profondément les esprits. Chaplin vit en Amérique à ce moment de sa vie et est donc hors du conflit occupant l'Europe pour réaliser son film. Il possède une liberté artistique totale, ce qui ne l'empêchera en rien de mener à terme son projet. L'Allemagne aura bien tenté d'interdire la mise en chantier du projet, mais rien n'y fait.
Chaplin nous propose son oeuvre la plus satirique de la société de son époque. Aujourd'hui encore, il est compliqué de comprendre comment un tel film aura pu arriver jusque dans nos salles de cinéma. Le Dictateur est bien entendu une moquerie du nazisme et d'Adolf Hitler, cherchant à démontrer les horreurs de leurs agissements. Il est important d'avoir en tête que le film sort et parle d'une situation qui est totalement actuel à ce moment de l’histoire. Il n'y a finalement pas tant de différence dans ce que les spectateurs d'époque voyaient à l'écran et ce qui se trouvait à l'extérieur de la salle.


Chaplin aura toujours voulu faire rire, tout en faisant réfléchir son public. Nous retrouverons ici un nombre conséquent de gags visuels propres au genre burlesque, mais il ne va en rien tenter de fausser la réalité. Le cinéaste semblait déjà comprendre les agissements du nazisme et ignorait pourtant (comme une grande partie du monde) l'existence d'atrocités comme les chambres à gaz. Le cinéaste déclarera d'ailleurs que si il avait su toute la vérité, jamais il n'aurait pu mettre en scène ce film. Le métrage était en avance sur son temps alors qu'il exposait exactement la situation d'époque. Chaplin aura toujours été perçu comme un héros du peuple. C'est ici le cas plus que jamais, bien qu'il s'agisse de son oeuvre la plus triste et tragique dans son sous-texte. Le cinéaste s'adresse encore une fois au spectateur et tente de le faire réfléchir, mais ici c'est toute l'humanité qui est visée.
Charlie Chaplin a toujours eu grande estime du public, mais il ne veut pas être le meneur de la foule. Comme l'annoncera son personnage au cours d'un discours poignant dans le métrage : "Je ne veux pas être votre empereur". Le message est fort et juste.


La façon dont il dépeint dans l'oeuvre le peuple victime de l'oppression est juste et cohérente. L'humour est présent et offre quelques séquences extrêmement plaisantes pour le spectateur (malgré les faits historiques énoncés), comme par exemple la célèbre séquence du gâteau contenant une pièce de monnaie. De même, Chaplin interprète sa version d'Adolf Hitler avec brio, le comparant en fait à un clown.
Que l'on ait vu ou non le long-métrage, nous connaissons tous la scène où le dictateur joue avec une mappemonde alors semblable à un ballon de baudruche. Cette caricature d'Hitler agit ainsi comme un artiste de cirque jouant avec la planète Terre, et donc, notre société ainsi que notre humanité. La mappemonde finira d'ailleurs par éclater, preuve de l'erreur de ses actions. Chaplin dénonce ici la folie et la puérilité du dictateur de façon forte et subtile.


Parler de cette oeuvre culte et vue par tous n'est finalement pas chose aisée, tant beaucoup aura déjà été dit. Cependant, j'aimerais revenir sur un point précis. Beaucoup parlerons (sans toutefois critiquer de façon péjorative) de l'absence relative du personnage de Charlot au sein du film. Je dirai selon moi qu'en réalité il n'a peut-être jamais été aussi présent. Il existe ici un sentiment d'accomplissement de l'artiste au niveau de sa carrière, mais surtout par rapport à son discours. Chaplin aura toujours critiqué les problèmes sociétaux de son époque à travers son personnage-type et semble avoir atteint ici le paroxysme.
Charlot s'est toujours adressé à la conscience collective, mais semble également ici mettre à nu son auteur dans une séquence finale remarquable. Nous avons le sentiment qu'il est arrivé à une fin de parcours, d'ailleurs le personnage fera sa disparition des réalisation du cinéaste par la suite. Le discours évoqué précédemment que prononce le personnage est fort et laisse le spectateur d'époque, mais également contemporain, dans un moment de flottement et de réflexion. Il incarne une dernière fois ce personnage proche et compréhensif du peuple qui n'aura jamais renié ses origines.


Les spectateurs et la classe populaire auront toujours entretenu une image de mythe, de héros pour la société à travers Chaplin. Beaucoup vont s'identifier à lui de différentes façons. Dans son discours, le personnage demande à ce que l'on ne le prenne pas comme un meneur, comme si, avant de s'intéresser à la personne, il faut comprendre ce qu'il dit, et donc son message. Le personnage de Charlot a évolué et semble avoir à présent pleinement conscience de ce qu'il est grâce à la grande justesse et à l'intelligence de l'écriture.
Finalement, il n'est pas vraiment étonnant suite à cette réflexion que Charlie Chaplin ait été plus tard accusé (à tord) de communisme. Il a d'ailleurs été parfois reproché à l'artiste de mettre en place une certaine propagande dans Le Dictateur alors qu'à mon sens, il tente justement d'éviter celle-ci. Il nous questionne surtout sur notre capacité à recevoir un message et aux significations que nous allons en tirer.


Chaplin offre avec cette oeuvre probablement l'un des films les plus importants de l'histoire du cinéma. Non seulement il prouve que le cinéaste aura su s'adapter brillamment aux innovations technologiques de l'époque, mais surtout, il aura mené jusqu'au bout une fresque politique frappant toujours juste. Le métrage aura d'ailleurs participé à mobiliser l’opinion public américaine en faveur de la démocratie occidental, et donc, contre le nazisme. Le Dictateur est un chef-d'oeuvre et peut-être le film plus important de la carrière de Chaplin (bien qu'il fonctionne selon moi dans la continuité de sa filmographie et non indépendamment de celle-ci). Il s'agit d'une oeuvre que tout le monde se doit de voir une fois dans sa vie, tant elle est toujours d'actualité dans ses propos.

Critique lue 288 fois

1

D'autres avis sur Le Dictateur

Le Dictateur
potaille
10

Chaplin, Hynkel, Hitler : quand la réalité rattrape la fiction

« J'ai réalisé ce film pour me venger de celui qui m'a volé ma moustache ! » Charles Chaplin « Le dictateur » de Charles Chaplin fait sans doute partie des rares films que chaque individu sur cette...

le 13 avr. 2012

97 j'aime

13

Le Dictateur
Grard-Rocher
10

"Le Dictateur" dans mon "TOP 10"

Critique remaniée le 12 février 2019. Lors de la première guerre mondiale, un soldat quelque peu maladroit de l'armée de Tomania, sauve la vie de l'officier Schultz, alors qu'ils se trouvent tous...

71 j'aime

10

Le Dictateur
Sergent_Pepper
8

Le discours d’une foi.

Charlot avait ouvert les yeux sur les ravages de l’industrie dans Les Temps Modernes ; Chaplin voit désormais plus loin et traverse l’Atlantique pour porter l’attention qu’il convient à...

le 22 févr. 2015

66 j'aime

8

Du même critique

À couteaux tirés
Vladimir_Delmotte
4

Prétentieusement vide

Critique rapide de "À couteaux tirés" : J'ai conscience que cet avis sera impopulaire. Je ne comptais pas écrire d'avis sur ce film néanmoins je ne vois que très peu de critiques négatives donc je...

le 4 déc. 2019

70 j'aime

11

Ça
Vladimir_Delmotte
3

Pennywise flotte à son tour dans les lumières mortes

J'ai attendu ce film des années et des années durant. Le livre de Stephen King est le livre m'ayant le plus marqué dans ma vie et est mon oeuvre littéraire préférée. Cet ouvrage offre des thématiques...

le 7 sept. 2017

48 j'aime

10

Doctor Sleep
Vladimir_Delmotte
3

Singer l'Auteur

Précisons avant toute chose que cette critique sera 100% spoilers vous voilà dés à présent prévenu.Doctor Sleep réalisé par Mike Flanagan est un projet pouvant offrir autant de fascination que de...

le 24 mai 2022

47 j'aime

1