Kurosawa c'est souvent un cinéma explicite, premier degré. Il y a des couches de non-dits bien sûr, mais toujours sous une surface d'énoncé à haute voix. C'est un bavard, il fait du cinéma-conte parlant, il délivre des messages. C'est sa griffe et un peu sa malédiction aussi ; la qualité de ses films est souvent proportionnelle à sa capacité du moment à laisser de l'air à l'expression sensible au-delà des mots.


J'ai rien contre ça. Ça me va, je trouve une place à ce cinéma-conte. Kurosawa-san a grandi avec les conteurs japonais, il aime les histoires simples et frontales, les fables, c'est sa culture. Je lui trouve une place, parce qu'il est quasiment toujours capable d'élégance dans le dosage des poisons.


Prenez un Rashōmon : exemplairement équilibré entre narration et esthétique, le film se sort avec génie d'un concept casse-gueule. Une leçon de cinéma-conte, qui marche peut-être aussi un peu accidentellement, parce que le concept se prête à l'explicite, à la dissection méthodique de la vérité, mais qui marche.


Pour en arriver à cette maîtrise ou au moins cet accident heureux, il a fallu beaucoup d'expérimentation et de naïveté. Le Duel silencieux, c'est le jumeau maléfique de Rashōmon. L'ami Kuro a fait tomber l'sel. Tout y est fastidieux. Ce que la mise en scène avait déjà dit, on va quand même insister dessus dans de longs dialogues inutiles. Pourquoi Mifune cache son affliction à sa fiancée, le revirement de l'infirmière, les enjeux moraux autour du personnage de Nakata, etc. : l'auteur ne laisse aucune place au spectateur, il ne nous laisse pas respirer, réfléchir, interpréter, s'imprégner, mettre de nous dans l'œuvre. Il a un agenda de messages à faire passer, de leçons à distribuer, parfois dans un manichéisme crasse.


C'est d'autant plus paradoxal que le film s'appelle le Duel silencieux – traduction fidèle et littérale de Shizukanaru kettô – et que sa thématique porte intrinsèquement la force potentielle, la puissance esthétique du non-dit. Tout le long on veut crier au film de fermer sa bouche. Le conte lui-même, si on le fait fondre au soleil, c'est simplement : « Ferme-la, prends sur toi, la souffrance fera de toi quelqu'un de beau. » Il y avait tout pour un chef d'œuvre de film quasi-muet.


Je souris d'ailleurs intérieurement en repensant à cette discussion filmée entre Kurosawa et Kitano, où le premier disait au second qu'il aimait son cinéma car tout en non-dits, là où le cinéma japonais avait trop tendance à expliciter. J'étais « Haha Akira, petit coquin, c'toi qui dis ça, va ! », et je repense très lourdement à cette séquence à la suite du Duel silencieux.


Moins important, juste pour glisser ça là, je reprocherai aussi au film une étrange gestion de l'écoulement du temps. Sur une narration elliptique comme parfois dans ce début de filmo, les sauts temporels ne sont pas toujours nets. Il y a bien ce plan de barrière qui revient souvent et qui essaie de dire quelque chose, mais l'essentiel du temps qui passe est encore une fois explicité par les personnages.


Bon, ça reste un Kurosawa. S'il ponctue son film d'instants inutiles et esthétiquement destructeurs, sa mise en scène n'en est pas moins magistrale par moments. Avant que le film tourne au soap opera, on a notamment cette scène d'introduction, cette opération sous des conditions austères, qui se grave dans la rétine. Ça tape, ça marche, et c'est d'autant plus dommage de voir un tel talent se perdre ensuite dans les lois du tout-puissant Message. C'est sans doute aussi pour ça que j'aime tant son film de propagande Le plus dignement : la surface narrative et morale y est imposée par la contrainte ; Kurosawa, ces messages politiques, ça le passionne pas, il a autre chose à dire, alors cette fois il se planque dans sa mise en scène, dans son esthétique. Il non-dit, brillant qu'il est quand il veut bien, et là il fait du cinéma.


Privé de cette contrainte salvatrice, il lui faudra 1954 – voire 1952 – pour cogner enfin volontairement dans ce cinéma plus ambigu, moins bavard, plus puissant. En attendant, le Duel silencieux c'est le bas du panier d'un auteur de génie encore naïf qui se cherche.

Scolopendre
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de Akira Kurosawa

Créée

le 12 juil. 2022

Critique lue 10 fois

1 j'aime

Scolopendre

Écrit par

Critique lue 10 fois

1

D'autres avis sur Le Duel silencieux

Le Duel silencieux
Docteur_Jivago
8

Tourments intérieurs

Alors que l'on retrouvera régulièrement et sous différentes formes la guerre dans le cinéma de Kurosawa, Le Duel Silencieux évoque un médecin qui, en soignant un soldat blessé par balle, va...

le 5 mars 2017

24 j'aime

Le Duel silencieux
Kobayashhi
7

Le silence éloquent d'un duel contre soi-même...

Une petite année seulement après le mémorable Yoidore Tenshi livré par Kurosawa, il choisit de conserver le même contexte historique, un casting identique et un médecin comme personnage principal,...

le 17 août 2013

20 j'aime

3

Le Duel silencieux
abscondita
7

« l’homme dégoulinant de sueur »

Kyoji, un jeune médecin, contracte la syphilis, durant la seconde guerre mondiale, en soignant un blessé qui était atteint de la maladie. De retour chez lui après la guerre, il renonce à se marier...

le 28 nov. 2022

16 j'aime

10

Du même critique

Hitman
Scolopendre
4

Industrialisation du concept

Ce Hitman 6 souffre d'être devenu une machine à fric automatisée. Hitman a toujours été un jeu d'infiltration. Parfois plusieurs missions pour atteindre une seule cible ; des zones parfois linéaires,...

le 9 déc. 2021

4 j'aime

L'Opéra-Mouffe
Scolopendre
8

Un bel et simple objet

Avec pour point de départ des Edward Weston pour ce qui est de capturer l'organique et le sensuel des choses vivantes et mortes, Varda insuffle à ses images une rafraîchissante noirceur. Les...

le 15 mai 2022

3 j'aime

Excalibur
Scolopendre
7

Elliptique

L'esthétique visuelle du film ne m'a pas déplu. Y a un cachet et des belles idées. Je pense notamment à ces intrusions de lumière verte ou cyan dans de très nombreux plans, des reflets...

le 2 août 2022

2 j'aime