Deuxième version : 26/02/2025

"Le Goût du saké", ou plus littéralement "Le Goût du poisson-couteau d'automne", c'est sous un certain angle, à la revoyure, un film de réunion de papys qui font le bilan de leur vie. Ils ne sont pas de tous les plans, mais on a la sensation que leur regard traîne dans le champ lorsque la caméra s'attarde sur les élucubrations de la génération suivante, souvent reliée à la société de consommation occidentalisée avec les clubs de golfs pour les uns et les sacs de luxe pour les autres. Mais c'est manifestement le constat qu'ils font sur certains d'entre eux — celui-ci qui s'est remarié avec une femme très jeune, celui-là qui n'a jamais laissé à sa fille l'occasion de voler de ses propres ailes — qui pousse le personnage de Chishū Ryū, Shuhei Hirayama, à se remettre en question et qui occasionne l'un de ses probables derniers doutes existentiels.


La couleur chez Ozu a le goût de l'amertume ici (à la différence de "Bonjour" par exemple). Il n'aura pas varié d'un iota, la méthode reste inchangée : c'est au travers de bavardages complètement anodins en apparence que les révélations fondamentales surviennent. C'est un art de l'étouffement de l'émotion, en opposition totale avec d'autres courants qui électrifiaient le cinéma japonais de l'époque — Suzuki balançait à peu près en même temps des délires baroques comme "La Jeunesse de la bête" et "La Barrière de chair"...


Le cinéma d'Ozu est tellement voué à l'étude de variations qu'il devient assez difficile de distinguer certains films partageant des scénarios quasiment identique, Printemps tardif (1949), Eté précoce (1951) et Fin d'automne (1960) par exemple avec leur problématique familiale de mariage d'une fille. Ici peut-être que le sentiment de séparation en tant que dernier acte du processus de la parenté domine un peu plus. Mais il y a toujours la même toile de fond, ce dualisme entre le destin d'un protagoniste et celui du Japon, tous deux pétrifiés dans une mélancolie tenace, pas réactionnaire vis-à-vis des évolutions mais clairement affecté par la tournure des événements. Attristé par la fin de la gloire du Japon passé.


Ici le côté inextricable de la situation est sans doute un peu plus prononcé, avec le père et la fille pris au piège, lui angoissé par la solitude du vieux (ceux qui finissent bourrés et ridicules) et elle rongée par la culpabilité d'abandonner son père (et laissant filer les occasions d'émancipation). C'est un dilemme exposé tout en douceur, avec beaucoup de mélancolie qui sévit derrière les sourires de façade, et quelques touches comiques mêmes pour opposer tradition et modernité. On sent qu'Ozu n'a pas d'avis tranché sur l'état de son pays, et dépeint une société patriarcale s'ouvrant à autre chose que du masculinisme imposé. Être vieux, être seul face à soi-même...


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Première version : 26/11/2016


Difficile de ne pas aborder "Le Goût du saké" autrement qu'en tant que "dernier film de"... Et à ce titre, le dernier plan montrant Chishû Ryû seul chez lui, après avoir fait le tour de sa maison que sa fille vient de quitter, est un immense déchirement.


On peut retrouver dans ce film de nombreuses thématiques abordées dans "Voyage à Tokyo" (et propres à Ozu, plus généralement), la trame principale pouvant quant à elle rappeler celle de "Printemps tardif" (1949) : l'histoire d'un père veuf qui réalise à regret que sa fille est en âge de se marier et qu'il va devoir s'en séparer pour ne pas la faire souffrir voire mourir à petit feu. La mélancolie du délitement des rapports familiaux, la destruction d'une époque en arrière-plan de l'avènement de la suivante, et toujours ces sourires discrets qui esquissent l'espace d'un instant un soupçon de bonheur presque factice, que le vieux Ryû sait si bien véhiculer... C'est sidérant. La critique en filigrane des comportements mécaniques de la quasi totalité des personnages m'a beaucoup plus frappé ici, accolé à un regard doux mais perspicace sur le Japon des années 50/60, les restes de la guerre et de l'ancien ennemi américain et l'occidentalisation des vies ("est-ce que les Américains mangeraient tous des ramens si on avait gagné ?", en substance).


La couleur (c'est mon premier Ozu de ce type) apporte un décalage assez drôle par moments, rappelant l'esthétique art déco à la Tati, avec des récipients de couleurs bigarrées et pop sur la table. Mais la couleur est aussi utilisée de manière plus naturelle, et vient cette fois-ci renforcer la rigueur extrême de la composition de chaque plan (la rue rougeoyante en arrière-plan du gris des costumes des hommes assis dans un bar), de toutes ces lignes horizontales et verticales qui enserrent toujours plus les personnages dans différents cadres. Cet aspect-là renforce sans doute encore plus la tristesse du propos. Et, l'air de rien, au gré d'une discussion lambda, on avoue quelque chose de fondamental, une révélation sans pareil teintée de désillusion, mais le tout se fait entre deux bouchées ou deux gorgées de saké, suivi d'un "c'est bon ?", imperturbable, comme si de rien n'était. Il y a aussi une forme de dignité au féminin qui ressort du personnage de la fille de Ryû que je n'avais jusqu'à présent jamais ressentie chez Ozu.


Au final, ce film représente la quintessence d'un style, celui de l'écriture purement allusive, comme un art de la litote cinématographique. On ne dit presque rien, et pourtant on dit presque tout, avec une folle intensité, sur l'éclatement de la cellule familiale, l'inexorabilité de la vieillesse, le poids de la solitude, l’inéluctabilité de l'évolution (bonne et/ou mauvaise) des sociétés, et en ligne de mire, la séparation de ses enfants comme le dernier acte de l'éducation.

[AB #157]

Morrinson
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Créée

le 26 nov. 2016

Modifiée

le 26 févr. 2025

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Morrinson

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