Une illustration poétique et néanmoins rigoureuse du principe de causalité

Takumi et sa fille de huit ans Hanna vivent paisiblement dans le village forestier de Mizubiki qui, aux dires de la fiche technique du film, est relativement proche de Tokyo bien que, pendant tout le métrage (et dès la longue et très belle séquence introductive), on a l'impression de se trouver en pleine forêt , en pleine nature, à des km et km de la mégapole japonaise.

Takumi se déclare l'homme à tout faire du village, mais il y est une figure appréciée et respectée. Il conduit chaque matin Hanna à l'école du lieu. Père et fille habitent une petite maison particulière, chauffée au bois. Ils y vivent paisiblement, tout près de la nature et en harmonie avec elle. La mère d'Hanna est décédée depuis trois ou quatre ans.

Une entreprise de la capitale, qui a acheté un terrain dans les hauteurs du village (on est dans une région de contreforts montagneux), décide d'y installer un site de "camping glamour" destiné aux citadins qui voudraient, pour un temps, goûter aux joies revigorantes de la nature sans que leur confort et sécurité soient mis à mal. Ce projet va troubler la quiétude des habitants du village et notamment de Takumi et Hanna. En effet, pour essayer de gagner les locaux de Mizubiki à leur idée de "glamping", l'entreprise leur envoie deux émissaires chargés de leur "vendre" le projet et de désamorcer leurs réticences éventuelles. Les deux représentants (un homme d'environ 45 ans et une jeune femme de 28-30 ; on apprendra, par la suite, qu'elle est une ancienne aide-soignante reconvertie en actrice, et lui : un ancien acteur reconverti en agent d'acteurs, reconverti en commercial de "bureau d'études" !) n'ont qu'une connaissance très superficielle des nuisances écologiques que l'installation d'un tel projet peut avoir sur la vie et l'environnement du village. Ils en prennent peu à peu conscience lors de la réunion d'information et de débat à laquelle ils ont convié les locaux. Ceux-ci expriment leurs objections, et même opposition au projet sous sa forme actuelle. Ils soulignent notamment que l'installation d'une fosse septique en haut de leur village viendra inévitablement polluer en contrebas la source d'eau, jusqu'à présent parfaitement pure, qui fait le délice de tous les Mizubikiens (ce qui nous a été montré longuement au début de l'opus).

Takumi, qui assiste à la réunion, résume les inquiétudes de tous, insistant pour qu'une nouvelle réunion avec le vrai décideur du projet (le patron de l'entreprise tokyoïte) soit organisée. Enfin, le vieux et très sage maire du village prend la parole, appuyant les propos de Takumi et rappelant aux deux émissaires que : "Ce qu'on fait en amont a forcément des répercussions en aval". Et qu'en vertu d'une règle toute simple (l'eau coule du haut vers le bas), si une fosse septique est construite sur le site de "glamping" en amont de la source, l'eau de celle-ci n'aura plus, en aval, la même qualité de pureté.

Mis au courant du déroulement de cette première réunion, le patron de l'entreprise tokyoïte se contrefout de cette objection majeure faite au projet et demande que ses deux représentants retournent aussitôt au village et que, pour réduire ou amenuiser la résistance des locaux, ils proposent à un de leurs porte-paroles, à savoir : Takumi, le poste de gardien du futur site.

Takumi refusant tout net la proposition, les deux émissaires lui demandent habilement si un poste de "conseiller du projet" lui conviendrait mieux. C'est évidemment une proposition plus tentante, plus flatteuse. Les émissaires du projet font si bien, paraissent si humains et disposés à comprendre le point de vue des locaux qu'un début de dialogue, sinon un terrain d'entente, s'établit entre eux et Takumi (qui est un homme simple, de bon sens et bonne volonté). Du coup, il en oublie d'aller chercher Hanna, sa fille, à l'école. Quand il s'y rend, c'est pour apprendre qu'elle a pris, seule, le chemin du retour, en coupant par les champs et les bois. Sauf qu'elle tarde à rentrer et que sa disparition est bientôt jugée inquiétante. Tout le village et les deux citadins (à la fois tentateurs et tentés par la douceur et simplicité de vie du village) cherchent maintenant la petite fille. C'est que l'environnement comporte des bêtes sauvages, notamment des cerfs qui, chassés et blessés, peuvent se retourner contre les humains...

Takumi, dont sa fille est la seule vraie richesse, s'en veut terriblement d'avoir négligé de la récupérer à la sortie de l'école, par la faute de ce projet de "glamping" et de cette proposition d'en devenir le conseiller qui lui a un peu troublée les idées. Et suivi de l'émissaire, il parcourt les bois, le coeur battant, en appelant sa fille : "Hanna ! Hanna !"

Je m'arrête là. La fin, qui peut paraître étrange, mystérieuse, ne m'a pas posé de problème. J'ai essayé de vous amener à la comprendre à travers ma longue exposition de l'histoire.

Vous avez maintenant à peu près en main l'argument du film ; seule sa vision vous permettra d'en goûter le climat très particulier.

Malgré la simplicité des scènes et l'extrême poésie des images, de la photographie, l'opus de Ryūsuke Hamaguchi est moins évident qu'il semble. À n'en pas douter, il comporte un sous-texte. Pourquoi les représentants du projet de "camping glamour" sont-ils des acteurs ? Ça paraît absurde, mais le réalisateur l'a sûrement voulu, ce ne peut être un hasard.

Pour moi, la clé du film est donnée par le vieux maire du village : "Ce qu'on fait en amont a forcément des répercussions en aval". Ce principe de causalité est vrai pour tout : dans le domaine de l'écologie ; en matière d'information ; en matière d'art. Si la source est polluée en amont, alors ceux qui boivent son eau en aval seront forcément pollués.

Si une source d'information (et de divertissement), comme le cinéma par exemple, est polluée en amont, alors tous ceux, qui en aval s'abreuvent à elle, seront forcément pollués.

Mais, semblables au patron de l'entreprise cité plus haut, ceux qui produisent et financent le cinéma s'en contrefoutent, n'ayant qu'une idée en tête : augmenter leur puissance, s'enrichir, en produisant des films abêtissants et avilissants.

Foutaises et billevesées que tout cela ? Ben voyons : Le mal n'existe pas.

Je fais un ultime focus, ou coq à l'âne, sur une courte scène, au milieu du film, qui mine de rien prépare le final : c'est le soir, après la réunion de présentation du projet aux villageois locaux, Takumi et sa petite fille sont dans leur chaumière. Plongé dans des pensées consécutives à cette réunion, Takumi dessine une sorte de résumé de ce qui s'y est dit. Se sentant exclue, sa fille cherche à le distraire de son activité. Penchée sur son dos, elle insiste pour qu'il mange un bout de gâteau qu'elle lui présente via son lapin en peluche :

(Hanna) - Manges-en encore, c'est bon !

(Takumi, absorbé) - Tu me gênes !

(Repoussée, Hanna, mécontente, donne une tape à son père, le décoiffe de son bonnet) - T'es nul, tu pues !

La violence insolite de la petite Hanna interpelle.

C'est dur pour un père d'élever une petite fille quand la maman n'est plus là. Et c'est dur aussi pour la petite fille. Sa consolation, elle la cherche où elle peut. Dans le cas d'Hanna, auprès de mère Nature. Ça peut tourner au tragique.

Très beau film, Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise 2023. À regarder plutôt deux fois qu'une.

Fleming
8
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Créée

le 14 mai 2024

Modifiée

le 15 mai 2024

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Fleming

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