"Parmi les toutes premières réalisations de Tarkovski, nous pouvons passer rapidement sur le film d'études Les tueurs, d'après une nouvelle d'Hemingway, The killers (...), qui nous montre Tarkovski en acteur, jouant un des tueurs du titre. En revanche, son moyen-métrage de fin d'études, Le rouleau compresseur et le violon, nous semble mériter mieux que sa réputation d'exercice d'école impersonnel car ce récit édifiant, dans lequel un petit violoniste solitaire noue une amitié avec un ouvrier conducteur de rouleau compresseur, abonde en visions et en sensations. Déjà s'y manifeste ce qu'on peut appeler "l'hyperesthésie" du réalisateur, l'exacerbation d'une sensibilité acoustique et optique presque douloureuse."


Andréï Tarkovski" - Michel Chion - Cahiers du cinéma/Le monde


Quand on a vu toute la filmographie du réalisateur et qu'il ne nous restait plus que ce petit moyen-métrage (la dernière fois qu'il en fera d'ailleurs), le doute n'est en effet plus permis. On y retrouve déjà des motifs importants qui vont contaminer un peu toute l'oeuvre à la fois sur le plan des objets comme de purs moments sensitifs apportés par un soin déjà important sur la mise en scène. Mine de rien, cette pomme qu'on retrouvera ensuite à nouveau tendue non pas par un petit violoniste mais Ivan à une jeune fille (soeur ? copine ?) dans son premier long-métrage deux ans après dans une des plus belles séquences oniriques du film. Encore une pomme, inondée de pluie dans Solaris, plus tard, contemplée par Kelvin sur une terrasse, tiens. Et des enfants, presque omniprésents dans toute l'oeuvre, personnages à la fois principaux et secondaires. Même Stalker se termine sur l'image d'une gamine muette peu commune. Dire que toute l'oeuvre a venir semble presque contenue ici semble une gageure.


Et pourtant. Les scènes d'onirisme fantastiques qui parcourront une courte mais intense filmographie peuvent même se retrouver d'une certaine manière préfigurées par une rêverie intérieure du jeune garçon où se trouvent brouillées un court instant les frontières mentales et réalistes. Quand le petit musicien regarde dans une vitrine de magasin plusieurs miroirs, on aperçoit d'abord son visage en plusieurs morceaux, éclatés. Puis à mesure qu'il tourne son regard pour regarder hors-champ, la caméra semble rester sur une vision qui serait perçue par les miroirs : ce qu'il voit se retrouve recomposé par la fragmentation de l'image induite par les miroirs. Nous sommes à la fois dans ce qui est perçu par le personnage actuellement (les rues grouillantes de vie de Moscou) mais vu dans l'enchaînement et le prisme de ce qu'il regardait juste avant, c'est à dire les surfaces planes et lumineuses des miroirs. La séquence est courte (on sent que Tarkovski ne tient pas à perdre son spectateur à ce stade encore d'autant plus que ce n'est pas le propos) mais fait montre d'un joli brio. Tout comme les rares plongée (à la grue et timides) et travellings (un accident de vélo d'un gamin qui raccordent sur une surface rouge avant de suivre le parcours d'une sonnette qui roule jusqu'à se faire écraser par le rouleau compresseur) qui semblent bien témoigner dès le début d'une énorme envie un brin dissimulée de cinéma.


On ajoute à ça que l'élément aquatique qui va parcourir son oeuvre se retrouve déjà là, que les cadrages et les compositions tiennent du grand art et l'on regretterait presque que cela ne soit pas plus poussé pour en faire un long-métrage. Reste une histoire un brin anecdotique où si l'on retrouve certaines marottes thématiques chères à Tarkovski sous le vernis (préoccupation pour l'art par exemple --ici avec notre petit violoniste), elles sont un peu étouffées par des préoccupations sociales-soviétiques (l'ouvrier c'est l'avenir de notre pays camarade, le pain c'est la vie et si tu le gaspilles c'est que tu es un sale fiston de bourgeois qui connaît pas la valeur des choses bla bla bla...hmm, mouais). Et comme il faut plaire au plus grand nombre et faire le dos rond, on a même une charmante histoire d'amour naïve où notre conducteur se fait draguer (lourdement) par une collègue qui n'apporte rien du tout (on retrouvera aussi cela avec le personnage de l'infirmière dans L'enfance d'Ivan).


Tarkovski fait bonne figure, il termine ses études et se sent prêt à faire du cinéma, il sait qu'il doit faire ses preuves, et bien soit. Le plan final ne trompe pas : composé comme un tableau de De Chirico (où l'espace, le désert et l'architecture occupent une place plus importante que l'humain) où le petit gamin rejoint le rouleau compresseur au loin, il annonce la couleur (le réconfort par l'Art ou l'illusion) d'une filmographie incroyable qui va décoller d'un coup peu après pour ne plus jamais retoucher terre.

Nio_Lynes
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le 7 juil. 2017

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Nio_Lynes

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